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lundi 1 avril 2019

Le patriarcat ne durera pas éternellement

Sont-ils des symboles religieux ou patriarcaux ?
La nouvelle loi 62 entrée en vigueur le 18 octobre 2017 rappelle à nouveau la non-adhésion du Québec au modèle du multiculturalisme religieux canadien. La loi vise à favoriser « le respect de la neutralité religieuse de l’État en visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes ». Suivent des considérations notamment celles « que le Québec est une société démocratique, pluraliste et inclusive qui favorise des relations interculturelles harmonieuses ; que la Charte des droits et libertés de la personne reconnaît l’égalité entre les femmes et les hommes ; que la neutralité religieuse de l’État est nécessaire pour assurer à tous un traitement sans discrimination fondée sur la religion et que cette neutralité s’exprime notamment par la conduite de son personnel dans l’exercice de ses fonctions ; considérant cela le parlement du Québec décrète ce qui suit : la présente loi affirme la neutralité religieuse de l’État afin d’assurer à tous un traitement respectueux des droits et libertés qui leur sont reconnus, incluant la liberté de religion des membres du personnel des organismes publics. À cette fin, elle impose notamment aux membres du personnel des organismes publics le devoir de neutralité religieuse dans l’exercice de leurs fonctions. Elle vise par ailleurs à reconnaître l’importance d’avoir le visage découvert lorsque des services publics sont donnés et reçus afin de s’assurer de la qualité des communications entre les personnes, de permettre la vérification de l’identité de celles-ci ou pour des fins de sécurité. » 

La neutralité de l’État passe par la neutralité religieuse de l’État
Prenant acte du retour objectif ou ressenti comme tel du religieux, cette nouvelle loi a pour objet de codifier tout à la fois les accommodements pour motif religieux et les dispositions qui permettent ou régulent les signes religieux ostentatoires notamment le port du voile intégral dissimulant le visage. Car après tout la neutralité de l’État n’a pas pour vocation d’être remplacée par le multiculturalisme religieux. Mais le paradoxe, c’est que la neutralité de l’État découle de la liberté de religion (dixit la Cour suprême du Canada) et de ce fait, rentre en conflit avec la neutralité religieuse de l’État et sa nécessaire opposition à la volonté des personnes, organismes religieux d’imposer leurs règles particulières à l’ensemble de la société en s’ingérant dans l’espace public. Le principe de la neutralité religieuse de l’État implique que tout ce qui pourrait être associé à une forme d’expression religieuse, sans être banni, doit demeurer résolument subordonné aux valeurs fondamentales protégées par la Charte québécoise, notamment l’Égalité entre les hommes et les femmes. Néanmoins la neutralité religieuse de l’État peut, sous certaines conditions, s’accommoder de particularismes religieux et culturels, tout en s’assurant que les membres du personnel des organismes publics doivent faire preuve de neutralité religieuse dans l’exercice de leurs fonctions. Comme la neutralité de l’État concerne le rôle de ce dernier dans la protection de la liberté de religion, une partie de l’analyse portant sur celle-ci fait nécessairement intervenir la question de l’État comme lieu de neutralisation de tous les marquages religieux. Cette question est un aspect inextricable du fait de décider s’il y a ou non discrimination fondée sur la neutralité religieuse de l’État.
La loi 62 à peine adoptée a été regardée comme discriminatoire, et ce à travers le Canada, car elle prévoit notamment que tous les services publics au Québec devront être donnés et reçus à visage découvert ce qui a été perçu comme étant de la discrimination à l’égard des femmes musulmanes. Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, est tout de suite intervenu en faisant savoir qu’aucun gouvernement ne devrait dire aux femmes ce qu’elles doivent ou ne doivent pas porter. « Une société qui ne veut pas que les femmes soient forcées d’être voilées, peut-être devrait-elle se poser des questions sur ne pas forcer les femmes à ne pas porter le voile. » À cela, le premier ministre du Québec Philippe Couillard s’est défendu de légiférer sur ce que doit porter ou non une femme. « Il n’est absolument pas question d’empêcher les femmes de se mettre le voile dans la rue. On dit juste que comme signal de société, s’il y a des services publics qui sont donnés ou reçus, il faut qu’on puisse se voir et se reconnaître, pour des raisons de sécurité publique, d’identification et de communication. » Quant au premier ministre Justin Trudeau, il a laissé la porte ouverte à une contestation judiciaire de la loi 62 sur la neutralité religieuse. D’ailleurs, à ses yeux, la loi va encourager le harcèlement envers les minorités, dont les femmes musulmanes.
La loi 62 inscrit bien un devoir de neutralité religieuse (qui ne doit pas être confondu avec le « devoir de neutralité laïque ») pour les personnes élues, les fonctionnaires et les membres du personnel des organismes publics dans l’exercice de leurs fonctions. Concrètement, le devoir de neutralité religieuse de l’État prohibe le port de tous les signes religieux ostensibles notamment le voile couvrant le visage, comme le niqab et la burqa quoique la loi 62 ne parle pas explicitement de burqa ou de niqab. Mais le Québec n’est pas le seul « pays » à avoir légiféré sur le port du voile destiné à dissimuler le visage. La France en octobre 2010 et la Belgique en juillet 2011 ont interdit le voile intégral dans l’espace public. En France, la loi n0 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdit la dissimulation du visage dans l’espace public : « Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. » Contester par une jeune Française musulmane auprès de La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), celle-ci a jugé légitime (de « non-violation ») la loi interdisant le port du voile intégral en France sur le fait essentiellement que « la loi du 11 octobre 2010 n’affecte pas la liberté de porter dans l’espace public tout habit ou élément vestimentaire – ayant ou non une connotation religieuse – qui n’a pas pour effet de dissimuler le visage. La prohibition critiquée pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitent porter le voile intégral. Néanmoins cette interdiction n’est pas explicitement fondée sur la connotation religieuse des habits visés mais sur le seul fait qu’ils dissimulent le visage ». Il serait intéressant de citer tout le jugement car il est à cet égard exemplaire. Mais ce serait fastidieux, on va plutôt le découper en rubrique.

Le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme
Exemple 1
Commençons par la requérante : on nous dit qu’elle est « musulmane pratiquante porte la burqa et le niqab [sic] qui couvrent entièrement son corps à l’exception des yeux afin d’être en accord avec sa foi, sa culture et ses convictions personnelles. Elle dit porter ce vêtement de son plein gré, en public comme en privé, mais pas de façon systématique. En effet, elle accepte de ne pas le porter en certaines circonstances mais souhaite pouvoir le porter quand tel est son choix. Elle déclare enfin que son objectif n’est pas de créer un désagrément pour autrui mais d’être en accord avec elle-même ».
Maintenant, en droit (articles 8 et 9 de la Convention) : « L’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage pose des questions au regard du droit au respect de la vie privée (article 8) des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons tenant de leurs convictions, et pour autant que cette interdiction est mise en cause par des personnes qui, telle la requérante, se plaignent d’être en conséquence empêchées de porter dans l’espace public une tenue que leur pratique d’une religion leur dicte de revêtir, elle soulève avant tout un problème au regard de la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions (article 9). »
La loi du 11 octobre 2010 met la requérante devant un dilemme : soit elle se plie à l’interdiction et renonce ainsi à se vêtir conformément au choix que lui dicte son approche de sa religion ; soit elle ne s’y plie pas et s’expose à des sanctions pénales. Il y a donc en l’espèce une « ingérence » ou une « restriction » prévue par la loi dans l’exercice des droits protégés par les articles 8 et 9 de la Convention. 
Le gouvernement français « soutient que l’interférence vise deux objectifs légitimes : la sécurité publique et “ le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte ”. Or, le second paragraphe des articles 8 et 9 ne renvoie explicitement ni au second de ces buts ni aux trois valeurs auxquelles le Gouvernement se réfère à cet égard ». À propos du second des objectifs invoqués soit « le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte », la Cour n’est pas convaincue par l’assertion du Gouvernement pour autant qu’elle concerne le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes. En effet, un État ne saurait invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes — telle la requérante — revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits que consacrent les articles 8 et 9 de la Convention, sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux. Par ailleurs, pour autant que le Gouvernement entende ainsi faire valoir que le port du voile intégral par certaines femmes choque la majorité de la population française parce qu’il heurte le principe d’égalité des sexes tel qu’il est généralement admis en France.
La Cour procède à un examen attentif de la nécessité de la restriction contestée. « En premier lieu, il ressort clairement de l’exposé des motifs qui accompagnait le projet de loi que cette interdiction n’a pas pour objectif principal de protéger des femmes contre une pratique qui leur serait imposée ou qui leur serait préjudiciable. S’agissant de la nécessité au regard de la sûreté ou de la sécurité publique, au sens des articles 8 et 9 de la Convention, la Cour comprend qu’un État juge essentiel de pouvoir identifier les individus afin de prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de lutter contre la fraude identitaire. Cependant, vu son impact sur les droits des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons religieuses, une interdiction absolue de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage ne peut passer pour proportionnée qu’en présence d’un contexte révélant une menace générale contre la sécurité publique. Or le Gouvernement ne démontre pas que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 s’inscrit dans un tel contexte. Quant aux femmes concernées, elles se trouvent obligées de renoncer totalement à un élément de leur identité qu’elles jugent important ainsi qu’à la manière de manifester leur religion ou leurs convictions qu’elles ont choisie, alors que l’objectif évoqué par le Gouvernement serait atteint par une simple obligation de montrer leur visage et de s’identifier lorsqu’un risque pour la sécurité des personnes et des biens est caractérisé ou que des circonstances particulières conduisent à soupçonner une fraude identitaire. Ainsi, on ne saurait retenir que l’interdiction générale que pose la loi du 11 octobre 2010 est nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité publique ou à la sûreté publique, au sens des articles 8 et 9 de la Convention. » Et plus loin il est précisé : « Cependant la loi du 11 octobre 2010 n’affecte pas la liberté de porter dans l’espace public tout habit ou élément vestimentaire – ayant ou non une connotation religieuse – qui n’a pas pour effet de dissimuler le visage. La prohibition critiquée pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitent porter le voile intégral. Néanmoins cette interdiction n’est pas explicitement fondée sur la connotation religieuse des habits visés mais sur le seul fait qu’ils dissimulent le visage. »
La loi du 11 octobre 2011. « En interdisant à chacun de revêtir dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage, l’État défendeur restreint d’une certaine façon le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction fait obstacle à ce que certaines femmes expriment leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public. Il indique cependant qu’il s’agit pour lui de répondre à une pratique qu’il juge incompatible, dans la société française, avec les modalités de la communication sociale et, plus largement, du “ vivre ensemble ”. Dans cette perspective, l’État défendeur entend protéger une modalité d’interaction entre les individus, essentielle à ses yeux pour l’expression non seulement du pluralisme, mais aussi de la tolérance et de l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique. Il apparaît ainsi que la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société ». 

Malgré les réticences exprimées, la Cour européenne des droits de l’homme conclut à la non-violation des droits protégés par les articles 8 et 9 de la Convention (quinze voix contre deux). « L’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du “ vivre ensemble ” en tant qu’élément de la “ protection des droits et libertés d’autrui ”.  La restriction litigieuse peut donc passer pour “ nécessaire dans une société démocratique ”. […] Une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification “ objective et raisonnable ”, c’est-à-dire si elles ne poursuivent pas un “ but légitime ” ou s’il n’existe pas de “ rapport raisonnable de proportionnalité ” entre les moyens employés et le but visé. Or en l’espèce, s’il peut être considéré que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 a des effets négatifs spécifiques sur la situation des femmes musulmanes qui, pour des motifs religieux, souhaitent porter le voile intégral dans l’espace public, cette mesure a une justification objective et raisonnable. »

Dans ce genre de plainte auprès d’une Cour des droits de l’homme libérale, les ingrédients de base sont immuables : la liberté de porter ou non un signe religieux même ostentatoire, être de bonne foi, avoir des convictions personnelles, le porter par choix et par intérêt personnel et non pour se conformer aux lois de sa propre tradition, de sa communauté. En conséquence, toute loi qui empêche au regard de chacun de manifester librement sa religion devrait être déclarée discriminatoire. Selon la Cour elle le serait si l’interdiction était explicitement fondée sur la religion, c’est-à-dire sur la « connotation religieuse des habits visés ». Elle le serait si la restriction ne portait pas essentiellement sur la dissimulation du visage sans référence religieuse. Car la Cour européenne des droits de l’homme réfute pratiquement, comme nous l’avons vu, tous les autres motifs présentés par le gouvernement français. Quand il invoque l’égalité des sexes dans le sens ou seules les femmes doivent se voiler, la Cour oppose l’égalité aux droits et libertés fondamentaux des individus. Si une femme fait le libre choix de porter un voile, on se doit de la protéger dans ses choix qu’ils soient personnels, culturels ou religieux. Finalement la Cour reconnaît que malgré l’absence de référence directe à la religion la loi du 11 octobre 2010 comporte des effets négatifs sur la liberté des femmes musulmanes voulant porter le voile intégral dans l’espace public.

D’autres pays d’Europe interdise le port du voile intégral
La Belgique, dans la même lignée que la France. Là non plus, le texte de loi (adopté en juillet 2011) ne parle pas explicitement de burqa ou de niqab ; il prévoit que les personnes qui « se présenteront dans l’espace public le visage masqué ou dissimulé, en tout ou en partie, par un vêtement de manière telle qu’ils ne soient plus identifiables  seront punies d’une amende (137,50 euros, en France l’amende est de 150 euros) ou d’une peine de prison de un à sept jours. L’espace public désigne l’ensemble des rues, chemins, jardins publics, terrains de sports ou bâtiments destinés à l’usage du public où des services peuvent lui être rendus ». D’autres pays, comme l’Allemagne dans laquelle il n’existe pas de loi nationale interdisant le port du voile intégral. Car il appartient au législateur de chaque Land d’interdire ou non le port du foulard. Depuis 2011, six Länder ont voté une loi interdisant aux enseignantes le port de signes ostensibles d’appartenance religieuse. D’autres Länder ont étendu cette interdiction à tous les agents publics. Le premier octobre 2017 l’Autriche interdit le voile intégral dans les lieux publics et en cas d’infraction, la contrevenante est passible d’une amende fixée à 150 euros. La Norvège, nous dit-on, va bientôt interdire le voile intégral dans ses écoles et universités. La coalition de droite au pouvoir a présenté lundi 12 juin 2017 un projet de loi en ce sens. La question était publiquement débattue depuis plusieurs années, mais les mesures décidées par le gouvernement restent limitées. Le projet d’interdiction ne concerne que le voile intégral, c’est-à-dire le niqab ou la burqa, qui ne laissent apparaître que les yeux. Ce voile intégral continuera d’être toléré dans l’espace public, à l’exception donc du milieu éducatif : écoles, universités et crèches, où l’interdiction vaudra pour les élèves comme pour les employées. Le ministre norvégien de l’Éducation souhaite que les élèves et les enseignants puissent continuer de montrer leur foi religieuse par le port d’une croix, d’une kippa ou d’un simple voile, mais il estime qu’un visage caché ne permet pas une bonne communication et un bon apprentissage. En novembre 2016 après un vote de l’assemblée (132 voix pour sur les 150), il ne sera plus possible aux Pays-Bas pour les femmes de porter le voile intégral dans les bâtiments de l’enseignement et ceux des soins de santé, du gouvernement et dans les transports publics. En cas d’infraction la loi prévoit une amende pouvant atteindre 410 euros. D’autres pays, comme l’Italie et l’Espagne, laissent aux administrations locales le soin d’interdire ou non le port du voile intégral. Par exemple, en Italie, plusieurs élus municipaux ont adopté des interdictions depuis le début des années 2000 sur la base de deux lois sur la sécurité publique concernant l’interdiction du port de masques et de casques, datant de 1931 et de 1975. En Espagne, depuis cinq ans, plus d’une douzaine de villes ont adopté des lois interdisant le port du niqab et de la burqa en public, mais la Cour suprême d’Espagne a jugé en 2013 que ces ordonnances étaient inconstitutionnelles. Depuis le Danemark c’est ajouté en promulguant le 1er août 2018 une nouvelle loi interdisant le port du voile intégral islamique — niqab ou burqa — dans les lieux publics. Les contrevenantes seront passibles d’amendes allant de 1.000 couronnes (135 euros) pour une première infraction à 10.000 couronnes (1.350 euros) dans le cas d’une quatrième infraction.   

D’autres pays contre toute interdiction
Parmi les pays qui ne veulent pas légiférer, il y a le Canada, le Royaume-Uni, la Suisse opposée à une loi générale, mais le canton du Tessin a voté pour l’interdiction du niqab dans l’espace public, et les États-Unis. En ce qui concerne ce dernier, il faut citer le discours éloquent en faveur du « voile islamique » par le président américain Barack Obama tenu le jeudi 4 juin 2009 au Caire (aujourd’hui au pays de Gamal Abdel Nasser plus de 80 % des Égyptiennes portent le « voile musulman » par choix…) concernant le port du voile pour les musulmanes en Occident, prenant le contre-pied de la France (mais aujourd’hui, on l’a vu, d’autres pays se sont ajoutés). C’est par trois fois que M. Obama a pris la défense du « voile islamique » dans son discours prononcé à l’Université du Caire, critiquant le fait que des pays occidentaux dictent aux femmes musulmanes les vêtements qu’elles doivent ou qu’elles ne doivent pas porter. « Il est important que les pays occidentaux évitent d’empêcher leurs citoyens musulmans de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent, par exemple en dictant la manière dont une musulmane doit s’habiller », a-t-il lancé. On ne peut pas dire depuis qu’il a été entendu. Puis sans jamais citer aucun pays occidental, il a enchaîné en affirmant « qu’on ne peut pas dissimuler l’hostilité à l’égard d’une religion sous le couvert du libéralisme ». (Du reste, la Cour européenne des droits de l’homme a montré, malgré la confirmation de légitimité, toute la dissimulation que comportait l’interdit du port du voile intégral en France.) « Je rejette, a-t-il ainsi argué, l’opinion de certains en Occident selon laquelle une femme qui choisit de se couvrir les cheveux a quelque chose d’inégalitaire ». Et il poursuit : « Je serai clair sur ce point : la question de l’égalité des femmes n’a pas à être un problème pour l’Islam. » (Mais c’est un président américain qui dit cela au Caire). « Je ne pense pas que les femmes doivent nécessairement faire les mêmes choix que les hommes pour être leurs égales, et je respecte ces femmes qui choisissent de mener leur vie dans des rôles traditionnels. Mais cela doit être leur choix. » Pour poursuivre dans le sens d’Obama, on dira qu’une société islamique se donnera une réalité de l’égalité d’où résulteront des choix individuels et collectifs contribuant à justifier et à reproduire les rapports islamiques entre les hommes et les femmes comme soutenir que seulement les femmes doivent se soumettre à des contraintes vestimentaires. Pris à l’intérieur du cadre religieux musulman, les femmes sont « libres » d’obéir ou de désobéir aux ordres de Dieu, mais à aucun moment elles sont dans le « libre choix » concept éminemment libéral. Mais cela n’empêche pas Barack Obama de venir plaquer ce concept sur une réalité islamique tout en dénonçant par ailleurs le concept (universel) d’égalité des sexes. Si Obama admet que le bien de la communauté islamique peut être intériorisé au point que des femmes « choisissent » de mener leur vie dans des rôles traditionnels, il n’est pas prêt à admettre que ces rôles puissent définir leur identité même.

Le port du voile une question d’identité ?
Si au fond porter le voile musulman n’était pas une question de choix, mais d’identité et constituée en partie par des valeurs collectives que les femmes musulmanes ne choisissent pas, mais qu’elles découvrent en vertu de leur enracinement dans un contexte socioreligieux. À ce sujet, parlant des femmes musulmanes, la Cour européenne des droits de l’homme expliquait « qu’elles se trouvent obligées de renoncer totalement à un élément de leur identité qu’elles jugent important ainsi qu’à la manière de manifester leur religion ou leurs convictions qu’elles ont choisie ». Comment peut-on être dans la reconnaissance du libre choix individuel et de l’identité collective en même temps ? La plaignante française (étonnamment rester anonyme car simplement connu sous les initiales S.A.S) auprès de la Cour européenne parle-t-elle au nom du libre choix ou de son identité religieuse ou les deux quand elle nous dit « porter la burqa et le niqab [sic] afin d’être en accord avec sa foi, sa culture et ses convictions personnelles » ? Peut-on dire que son choix est un « choix libre » quand elle dit porter « ce vêtement islamique de son plein gré, en public comme en privé, mais pas de façon systématique » ? En effet, « elle accepte de ne pas le porter en certaines circonstances mais souhaite pouvoir le porter quand tel est son choix ». Mais ce qui fait partie de son choix, c’est ce dont elle-même fait partie identitairement. C’est par l’habillement que la plaignante étale ses valeurs religieuses avec ce sentiment de sa propre identité islamique. On imagine ! En portant la burqa ou le niqab comme composant de son identité, elle fait valoir que son droit à la réalisation de soi l’autorise à inclure le fait de son identité islamique dans sa définition d’elle-même.

L’impossible égalité par nature de la femme musulmane
On remarque que toute cette « assignation identitaire » à travers la façon de s’habiller, de se vêtir est dominée par un phénomène d’identification qui ne passe pas par la désacralisation des normes religieuses ni par l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce qui avait fait dire à Obama que « la question de l’égalité des femmes n’a pas à être un problème pour l’Islam ». Voulait-il dire que l’égalité ne se pose pas car contre nature, puisque les hommes musulmans par « essence » ne se voilent pas ? C’est soutenir donc que les femmes (par nature), et non les hommes, partageant la même religion — religion sexuée de toute évidence (mais ne le sont-elles pas toutes ?) — doivent se soumettre à des contraintes vestimentaires qui peuvent être très couvrantes lorsqu’on parle de la burqa ou du niqab. Soumettant les femmes musulmanes à une double dépendance en premier vis-à-vis du port du voile et en terme de différence de nature avec les hommes. Si pour la femme musulmane le voile est l’étoffe de son être, c’est qu’il lui confère une identité fondée en nature ce à quoi même Dieu ne peut rien changer. Si la femme musulmane a un comportement qui n’en change point la nature, c’est que sa nature est justement hors d’un choix libre. Bref, seul peut être dit libre un choix qui est « cause de soi » et non par nature. « Les femmes musulmanes se croient libres parce qu’elles ignorent les causes qui les déterminent à porter le voile. » Mais si l’on nous dit que se voiler, c’est un traitement différentiel légitime choisi librement par les femmes elles-mêmes, c’est différent.

Le voile, un marqueur religieux
Barack Obama, Justin Trudeau, un multiculturaliste, un prédicateur islamiste perçoivent l’absence d’interdit du voile intégral comme une preuve de l’absence d’inégalité des sexes dans l’Islam. Et si l’égalité des femmes n’a pas à être un problème pour l’Islam, c’est que pour sa part elle implique d’être mesurée en fonction d’un critère donné et ce critère est le voile dont seule la femme musulmane assume le rôle de norme nécessaire et concerne l’essence c’est-à-dire « son être dans le monde ». Dans cette perspective, l’égalité ne signifie pas être comme les hommes, mais signifie tout simplement que l’égalité des sexes est conçue de manière à ne jamais pouvoir être posée. Plus important encore, en imposant un discours féminin de défense de l’islam, la femme musulmane non voilée ne se mesure plus à la liberté humaine ni à l’égalité entre hommes et femmes, mais à la femme voilée et son libre choix de « bonne musulmane ». Avec leur guide des bonnes pratiques islamiques, ils ne font que reproduire un « islam essentialiste » qui procure à celles qu’ils infériorisent de par leur nature les moyens de croire qu’elles exercent ainsi leur libre choix. Ainsi, on ne peut donc tenir la déclaration pour vraie « la femme musulmane est libre par nature » qu’en un sens très précis, non celui d’une liberté extérieure à sa nature et égale à celle de l’homme, mais bien d’une manière relative, comme la possibilité toujours ouverte de nier sa liberté par choix. Cela pourrait permettre d’interpréter de façon différente le passage dans lequel Barack Obama disait au sujet des femmes musulmanes : « Je ne pense pas que les femmes doivent nécessairement faire les mêmes choix que les hommes pour être leurs égales, et je respecte ces femmes qui choisissent de mener leur vie dans des rôles traditionnels. » L’égalité/inégalité homme-femme ne peut être conçue autrement qu’en terme de différence de nature (en quelque sorte). Il n’y a pas de dualisme égalitaire entre la femme musulmane et l’homme musulman, seulement l’acceptation d’une inégalité naturelle, du fait que la tache première est de contrôler le corps de la femme dans l’espace public. (Le port du voile renvoie les femmes à leur différence, et elle se voit.) Comme on l’a vu, le corps de la femme fut voilé de façon croissante dans cet espace. Il fut naturalisé et redéfini comme « libre choix » afin d’être en accord avec la foi musulmane et plus généralement avec le multiculturalisme. Le visage, le corps couvert allaient cesser de définir un choix libre, pour devenir un marqueur religieux des rapports de genre, et du déplacement des interdits continuellement redéfinis que ces rapports produisent sur la carte de l’inégalité des sexes.
De ce choix libre inventé pour les besoins du multiculturalisme religieux, nul, ou presque, ne se réclame de l’interdit du voile intégral dans l’espace public. À l’inverse, les gouvernements qui se prononcent contre le port du voile intégral dans l’espace public s’en réclament, en interdisant aux femmes musulmanes d’effectuer un choix qu’ils estiment néfaste à l’égalité des sexes, mais sans le dire car cela touche la liberté de religion. Pour justifier leur parti pris en faveur de l’interdit du port du voile intégral dans l’espace public, les gouvernements doivent faire appel à d’autres motifs que l’inégalité des sexes. Les considérations de neutralité de l’État, de sécurité publique, ou encore du vivre ensemble semblent tracer une voie plus prometteuse en faveur d’une interdiction du port du voile intégral dans l’espace public. Étant donné concernant les femmes musulmanes, qu’il s’agit de critères de normalité, de neutralité apparente et de leur place déterminée à leur nature, ce n’est que dans une perspective d’émancipation féminine plus large que l’on peut percevoir comment une interdiction peut produire un dispositif d’égalité des sexes en devenir.

L’interdit des pieds bandés en Chine
EXEMPLE 2
L’exemple le plus emblématique d’un interdit dans l’histoire du patriarcat (domination masculine fondée en nature) concerne la pratique des pieds bandés en Chine impériale. Son origine, si l’on en croit la légende, remonterait à la fin de la dynastie Tang au Xième siècle, quand l’empereur demanda à sa jeune concubine de se bander les pieds pour exécuter avec plus de grâce la danse du lotus et ainsi accroitre son désir. Si d’abord ce sont seulement les femmes de la cour de l’Empereur qui pratiquent le bandage des pieds, la pratique va se généraliser, devenant synonyme du « devenir féminin », forme rituelle du passage à l’âge adulte où la femme chinoise n’est alors totalement revêtue de son statut de femme qu’à l’instant où elle est mutilée (physiquement et moralement). Le bandage des pieds forme une barrière physique qui va alors contribuer à la claustrer chez elle, définitivement prisonnière du cadre familial et isolée du monde extérieur. Cette mise à l’écart fonctionne alors comme un cercle vicieux car sans les pieds bandés, pas de considération, pas de mariage, pas de descendance, pas de famille. Le bandage était réalisé dès le plus jeune âge (5 à 7 ans) par la mère ou la grand-mère et consistait à tirer les quatre petits orteils sous le pied, vers le talon pour donner au pied la forme d’un bouton de lotus, le gros orteil étant laissé libre. Le but étant de faire entrer les pieds des fillettes dans des chaussures toujours plus petites et pointues au fil des semaines. Les fractures, qu’elles soient volontaires ou non, étaient très fréquentes, ce qui générait des nécroses et des lésions. Les bandes, autour des pieds, devaient être changées tous les jours et les pieds lavés dans une solution antiseptique. Une fois que les pieds avaient atteint leur taille minimum, la douleur disparaissait peu à peu, mais ces femmes devaient continuer à porter des bandages pour maintenir leurs pieds, mais aussi pour les cacher, tellement ils étaient mutilés. Le paradoxe funeste c’est que les femmes chinoises se trouvent alors être l’instrument de cruauté de leur propre condition dans la Chine traditionnelle.

De nombreuses études insistent sur l’impossibilité pour les femmes de se soustraire à cette mutilation dont dépendait une reconnaissance sociale dont il n’était pas concevable qu’elle s’exprime ailleurs que dans le mariage. Elle conditionnait la présence des femmes chinoises au monde et les érigeait en modèles de vertus tout en limitant leur champ social à la sphère domestique. La diffusion de cette coutume à toutes les couches sociales exprime la capacité d’humilité, de sacrifice des Chinoises pour parvenir à une existence sociale très étroite puisque leur mutilation les réduisait à la condition (peu enviable) de domestiques dociles en s’adaptant au système d’oppression familial patriarcal au sein duquel elles sont soumises à une triple tutelle — le père, le mari, le fils. Ce système était si prégnant, les difficultés liées à l’absence d’état civil si insurmontable, l’aliénation si profonde, les arguments des oppresseurs si intériorisés que, devenues mères, elles reproduisaient à leur tour l’oppression subie sur leurs filles. Avoir les pieds bandés était l’événement le plus marquant de leur vie de leur nature en tant que femme. Les bander, c’était accomplir la forme ultime de l’expression féminine. Ainsi, la place des femmes sous l’Empire s’est mise à dépendre de la taille de leurs pieds. 
Les premières tentatives sérieuses contre la coutume des pieds bandés viennent surtout de lettrés réformistes influencés par les idées et la présence occidentales en Chine. Le plus connu est sans doute Kang Youwei (1827-1927) qui en 1883 tenta d’abolir dans son village, la coutume imposée aux femmes et considérée maintenant comme « un acte de barbarie ». Un autre réformiste Liang Qichao (1873-1929) élève de Kang Youwei, partira aussi en guerre contre la coutume et participera au Mouvement réformiste (anti-impérial chinois) de 1898 qui encouragea l’interdiction de bander les pieds et la création d’établissements d’enseignement pour femmes. Car les réformateurs ne conçoivent pas la modernité sans l’abolition de ces traditions patriarcales jugées rétrogrades. Mais c’est l’impératrice douairière Cixi (1835-1908) au pouvoir et en dépit de son opposition aux réformateurs qui prit en 1902 le premier décret officiel qui déclarait le bandage des pieds illégal. Malgré quelques réformes dont certaines en faveur des femmes, la dynastie Qing est déposée par la Révolution chinoise de 1911. En mars 1912, Sun Yat-sen, président provisoire de la Chine républicaine, demande au Ministère de l’Intérieur de rédiger un nouveau décret anti-pieds bandés. Cependant il aura peu d’effet dans les années suivantes jusqu’en 1928, date de la fondation du gouvernement de Nanjing par Chiang Kai-chek. En mai 1928, il promulgue un règlement interdisant aux femmes le bandage des pieds. On peut lire : « L’enlèvement du bandage se déroule en deux périodes : la phase de persuasion et la phase de libération. Chacune des périodes dure 3 mois. » Les filles de moins de 15 ans ayant les pieds bandés doivent les libérer immédiatement. Parallèlement, il est interdit aux filles du même âge n’ayant pas les pieds bandés de le faire. Pour celles qui ne respectent pas la période de persuasion, les parents seront punis d’une amende de 1 à 10 yuans, puis il leur sera ordonné de libérer les pieds de leur fille dans un délai d’un mois. Pour les filles entre 15 et 30 ans ayant les pieds bandés, elles doivent toutes les débander pendant la période de libération, sinon, les parents seront punis d’une amende de 1 à 5 yuans, puis il leur sera ordonné de libérer les pieds de la fille dans les 2 mois. Pour celles qui ne respectent pas le règlement, les parents seront doublement punis et la fille sera forcée par les contrôleuses de libérer ses pieds. S’agissant des femmes de plus de 30 ans ayant les pieds bandés, il faut les persuader au lieu de leur imposer. » (Yao Lingxi et Cai feilu.) Vouloir arrêter cette pratique « barbare » officiellement interdite depuis 1912, c’est bien ! Mais sans changer fondamentalement les conditions qui les permettent comme la place qu’occupent les hommes et les femmes dans une société patriarcale, et où les victimes choisissent elles-mêmes de maintenir cette pratique, et allant jusqu’à la perpétuer clandestinement, l’éradiquer est vouée à l’échec. (Le meilleur exemple, c’est l’excision toujours pratiquée malgré les nombreuses campagnes pour son éradication.)
La pratique des pieds bandés se poursuit quand même (dans la clandestinité ou pas), parallèlement donc à l’émergence de milieux progressistes dont les membres s’engageaient à ne pas bander les pieds de leurs filles et à ne pas marier leurs fils à des femmes aux pieds bandés. Mais s’adressant à toutes les femmes son interdiction dans toute la Chine fut réellement effective après 1949, avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement communiste de Mao Zedong (1893-1976). Dix siècles de tortures prirent fin pour la femme chinoise. Dès sa fondation en 1921, le Parti communiste chinois (PCC) visa comme l’un de ses objectifs la réalisation de l’émancipation de la femme et de l’égalité entre les hommes et les femmes. De manière récurrente, de 1921 à la mort de Mao en 1976, les déclarations sur l’égalité entre les sexes traversent voire saturent le discours et l’iconographie officiels. Ce discours reflète l’idéologie égalitaire communiste (et y est principalement comprise comme une extension de la lutte des classes). Il s’agit donc, en réalisant une mobilisation sans précédent « des masses », d’accélérer la rupture avec les traditions notamment patriarcales de la Chine ancestrale en plus de s’attaquer frontalement à la tradition confucéenne. (La tradition confucéenne codifie les fonctions sociales des deux sexes en assignant à chacun d’eux un champ spécifique d’action. Par exemple la femme, être de l’intérieur se retrouve rejeté de tout ce qui touche à la vie publique.) Cette Chine nouvelle environner entre des millénaires d’empire et la conquête effrénée (occidentale, entre autres) depuis la fin du XXe siècle, marque une des plus radicales ruptures qu’ait connues l’humanité, surtout à une telle échelle.
Une Révolution chinoise qui passe nécessairement par l’émancipation des femmes chinoises. Pour défaire une coutume millénaire comme les pieds bandés, il fallait dépasser le féminisme individualiste (humanitaire ou morale) tel qu’on l’entend en Occident. Il fallait inscrire la lutte de libération des femmes dans un contexte de libération nationale. Il fallait remettre en cause les valeurs « immuables » de la féminité qu’étaient l’obéissance, la bonté, la pureté, la chasteté, l’humilité auxquelles les femmes chinoises étaient soumises. Voilà des qualités qu’on ne pouvait attribuer aux hommes et qui engendrent de fait l’incapacité de l’égalité avec eux. Il fallait dépasser la soumission aux préceptes confucéens de l’autorité paternelle puis maritale et redéfinir la condition de la femme en intervenant en amont au stade de sa relation de dépendance et de soumission à l’homme, au système matrimonial maintes fois millénaire. Or qu’est-ce que le passage du « patriarcat féodal » au « communisme » en Chine, si ce n’est avant tout une transformation de la condition de la femme chinoise ? Ces quelques dizaines d’années de la Chine « révolutionnaire » à libérer radicalement les femmes dans les domaines familial, social, juridique, politique, économique et culturel. Si Mao Zedong en particulier fut très imprégné du Mouvement du 4 mai 1919 contre la tradition confucéenne et prônant l’émancipation des femmes. Il ne voulait pas voir dans l’émancipation des femmes victimes d’une société à la􏰥􏰨􏰋􏰂􏰤􏰤􏰍􏰫􏰧􏰆􏰨􏰀 supériorité masculine􏰆􏰍 simplement 􏰜􏰇􏰥􏰬􏰂􏰈􏰨 􏰜􏰥􏰇􏰋􏰇􏰈􏰧􏰨comme des mentalités à changer, mais de la faire apparaître comme liés de façon nécessaire à tout le système traditionnel patriarcal et patrilinéaire. « La conception communiste veut exercer une action transformatrice globale. »
On sait d’ailleurs que le jeune Mao Zedong mena en 1919 dans le journal Da Gong Bao une vigoureuse campagne pour l’émancipation de la femme chinoise, après le suicide dans le palanquin de noce d’une jeune épousée mariée contre son gré. Derrière cet événement, il y a en cause « le système des mariages arrangés, les ténèbres du système social, l’impossibilité d’une pensée indépendante, l’impossibilité de l’amour vécu en toute liberté », dira Mao. Il dénonce la notion unilatérale de chasteté (des femmes bien entendu). À la lutte pour l’égalité des sexes, il ajoute la lutte pour l’égalité devant la sexualité. Il perçoit donc très tôt l’importance que doivent jouer les femmes — toutes les femmes — pour une nouvelle morale sexuelle. 
En 1929 face au Guomindang les communistes se réfugient dans le Jiangxi (1929-1934) et créeront le « soviet du Jiangxi » à la base de la mise en œuvre d’un programme audacieux visant à permettre la transformation sociale des femmes chinoises. Dès 1931, les communistes déposent une réglementation sur le mariage, premier texte juridique entre individus libres et égaux, suivis le 30 avril 1934 d’une loi sur le mariage venant combler certaines lacunes évidentes du texte de 1931. En 1934 s’ajoutent la procédure du divorce et la fixation de l’âge minimum du mariage pour les deux sexes. Et plus important encore quoique relié, elle déclare « la liberté et la souveraineté du choix en matière d’alliance, cette dernière doit cependant être déclarée devant les autorités pour protéger les femmes contre les abus du régime patriarcal ». La loi du mariage de 1934 servira de base à la loi du mariage du 30 avril 1950 qui s’appliquera à l’ensemble du territoire visant à améliorer le statut de toutes les femmes chinoises. Son article 1 abolit le système matrimonial féodal basé sur un arrangement inique qui prônait les mariages arrangés ou forcés et sur la supériorité de l’homme à l’égard de la femme. Cette loi ébranle sérieusement en ses fondements l’organisation familiale traditionnelle et le système patriarcal et patrilinéaire qui reposait sur la polygamie, le concubinage et les mariages arrangés, forcés, sans amour ou encore le « bon mariage » lié à la pratique des pieds bandés. Réformes du mariage permettant à la femme d’acquérir un statut égal à l’homme au sein du couple (la loi établit l’égalité de droits des époux). Il est particulièrement remarquable donc que les deux premières grandes lois emblématiques adoptées par la nouvelle République populaire de Chine le fussent à l’avantage des femmes. C’est évidemment le cas de la loi sur le mariage, égalisant les droits généraux, mais aussi de celle sur la réforme agraire, leur permettant d’accéder à la propriété de la terre et rendant les femmes économiquement indépendantes avec des revenus qui leur sont propres. Ou encore, celle de la succession des biens familiaux. Ces lois successives qui posent d’emblée l’égalité entre les hommes et les femmes, ce qui permet le changement non seulement du statut social des femmes, mais change radicalement la position, la condition des hommes, car les arrachant du même coup au système patriarcal, au système d’opposition-complémentarité où Il y faut toujours deux pôles, opposés et complémentaires, le yin et yang, pour les établir dans une égalité de statut avec les femmes (ou à peu près commune aux deux sexes). 

L’interdit intègre l’égalité homme-femme
L’exemple chinois le montre ; l’interdit ne suffit pas, car seuls des lois et des changements sociaux ont pu venir à bout de la coutume des pieds bandés. L’interdit au départ est rattaché à ce qu’il y a de plus scandaleux dans la condition féminine chinoise et que l’abolition de cette coutume passe par la fin de l’oppression patriarcale et de l’égalité entre homme et femme. L’interdit est donc une prescription, un impératif d’action, sous-tendue par une valeur d’égalité entre les hommes et les femmes qui sous-tend à son tour la dénaturalisation du modèle patriarcal. C’est aussi le cas dans le port du voile islamique, l’interdit s’attache au plus scandaleux, au port de la burqa et du niqab qui cache le visage et passe également par l’égalité entre homme et femme et non par la laïcité. (La laïcité n’a jamais été instituée pour garantir l’égalité entre les hommes et les femmes.) Autre curieuse similitude avec le voile islamique c’est que ni l’une ni l’autre coutume n’a un caractère éternel et immuable. Pour la République populaire de Chine, le bandage des pieds ne provient pas d’un fond immémorial — on rappelle que l’origine remonte au Xe siècle — qu’il convient de perpétuer jusqu’à la fin des temps. Et contrairement à Justin Trudeau, aucun gouvernement, homme politique, nationaliste comme communiste, n’a été déclaré « qu’on ne devrait pas dire à la femme chinoise comment prendre son pied ».
Le voile islamique porté aujourd’hui par plus de 80 % des Égyptiennes n’a pas non plus un caractère éternel et immuable. Dans une vidéo datant des années 1950, on voit le président égyptien Gamal Abdel Nasser (1918-1970) plaisanter sur l’obligation de porter le voile exigée par les Frères musulmans. « Nous voulions honnêtement collaborer avec les Frères musulmans pour qu’ils avancent dans le droit chemin », commence Nasser, mais les négociations entre les deux partis se heurtent très vite à des divergences idéologiques. Puis il explique (sur le ton du badinage) qu’un responsable des Frères musulmans lui a demandé d’imposer « que chaque femme porte le voile en sortant dans la rue ». Le public rassemblé pour ce discours éclate alors de rire. Un homme crie même dans la salle : « Qu’il le porte lui-même ! » Nasser ravi, souris et continue de plaisanter sur cet épisode : « Je lui ai répondu que c’était revenir à l’époque où la religion gouvernait et où l’on ne laissait les femmes sortir qu’à la tombée de la nuit ». Ensuite, il pose la question : « Comment voulez-vous que je fasse porter le voile à 10 millions d’Égyptiennes ? » Il se moque même, avec un certain plaisir, des contradictions de son adversaire politique : « Monsieur, vous avez une fille à la faculté de médecine et elle ne porte pas le voile. Pourquoi ne l’obligez-vous pas à le porter ? » Et de poursuivre : « Si vous n’arrivez pas à faire porter le voile à une seule fille, qui plus est la vôtre, comment voulez-vous que je le fasse porter à 10 millions de femmes égyptiennes. »

La réislamisation passe par les femmes
Quand Gamal Abdel Nasser prend le pouvoir, le port du voile par les femmes égyptiennes dans l’espace public ne se pose pas, car l’Égypte a quitté l’époque où la religion régnait en maître, et est dans celle où les Frères musulmans ne peuvent l’imposer par le haut. Un moment donc dans l’histoire de l’Égypte qui accepte l’idée que les femmes tout comme les hommes doivent être considérés comme des êtres libres et égaux capables d’autonomie, ce qui les autorise conséquemment à pénétrer dans l’espace public, un espace commun, sans se couvrir minimalement du foulard de tête (hidjab). Suite à ce revers, les Frères musulmans vont changer de tactique en vue d’une diffusion islamique par le bas c’est-à-dire par les femmes conditionnées à remplir leur rôle préétabli avec un parfait conformisme, le but étant de perpétuer des structures socioreligieuses immuables… Car l’éducation de base des enfants, début de leur islamisation, est entre les mains des femmes. En voilant leurs filles, les mères leur transmettent le sens que cette pratique revêt dans la société. De sorte que la seule possibilité de structuration accessible à la petite fille passe par l’identification au modèle féminin valorisant, « la femme au foulard ». Les mères musulmanes, en voilant leurs filles, leur inoculent le système religieux et patriarcal dans lequel s’inscrit leur geste. Bref, le voile remet les femmes à leur place, et il se voit.
Les Frères musulmans prônent donc un modèle religieux et patriarcal qui renforce la subordination des femmes et limite leur participation à la sphère publique par l’obligation de porter le « voile musulman » comme prolongement de la sphère privée. Mais de façon surprenante cela semble avoir été accepté aujourd’hui par ceux — dont certains pays occidentaux d’obédience multiculturaliste — qui défendent le port du voile dans l’espace public sous prétexte que son interdiction condamnerait ces femmes à rester au sein de la sphère privée.􏰁􏰅􏰇􏰄􏰂􏰁􏰃􏰉􏰋􏰒􏰀􏰂􏰘􏰉􏰄􏰂􏰐􏰄􏰘􏰉􏰏􏰘􏰉􏰀􏰁􏰏􏰋􏰒􏰄􏰁􏰁􏰄􏰏􏰂􏰛 Même dans nos sociétés, en principe égalitaire, subsistent donc des comportements qui semblent ressurgir tout droit de ce fond religieux et patriarcal, et qui témoignent de sa pérennité. Comme nous le rappelait Obama, les femmes peuvent « par choix volontaire » (sic) être aussi les gardiennes de la tradition patriarcale islamique. De même que l’interdit des pieds bandés en Chine à mis en évidence que ce n’était pas un choix des femmes Chinoises, mais une nécessité, une obligation, une contrainte et que l’abandon de cette pratique passait par un certain égalitarisme sexuel, de même l’interdit du port du voile permet de détacher l’égalité de la question du choix : ce n’est pas en tant que celui-ci serait fondé en nature qu’il est efficace mais, au contraire, en tant qu’il est fondé dans des lois, des institutions, des droits partagés. L’interdit sape l’idée que la domination masculine est décrétée par Dieu et donc immuable, il détruit le mythe du libre choix dans un système traditionnel patriarcal et patrilinéaire. Seule l’action égalitaire entre les hommes et les femmes — et non le simple choix — a la capacité de rompre véritablement avec les attitudes et les rôles préétablis de l’héritage patriarcal. (Par choix la femme musulmane se trouverait alors être l’instrument principal de sa propre soumission.) L’égalité se voit du même coup suspectée de s’opposer aux choix des individus, comme dans la version hautement individualiste du multiculturalisme qu’incarne aujourd’hui Justin Trudeau. L’égalité entre homme et femme peut être fondée en société, donc plutôt contrainte et non pas libre, et collectivement négociée et non pas individuelle. C’est la « conscience collective » qui définit le port du voile ou non, et non les préférences individuelles ou comme on l’a vu sous Nasser, un groupe religieux influent. L’égalité pour la femme musulmane ne sera que l’intempestif retour du corps dévoilé dans l’espace public, dans l’espace commun.

Égalité des sexes et multiculturalisme 
Avec le multiculturalisme, la domination masculine et son pendant patriarcal ont trouvé le moyen de se reproduire. Voilà, un nouvel ordre lié au « patriarcat islamique » et soumettant les femmes musulmanes à une double dépendance : vis-à-vis du port du voile et en terme de différence de nature avec les hommes. Étant donné qu’il s’agit de patriarcat, ce n’est que dans une perspective de domination masculine plus large qu’on peut percevoir comment leur effet combiné peut produire un dispositif d’inégalité entre hommes et femmes. La domination masculine est en effet partie prenante de l’organisation religieuse dans les sociétés patriarcales. Dans les sociétés croyantes où prédomine « le tutorat masculin » les exigences morales sont très fortes envers les membres féminins, mais à peu près suspendues envers les hommes. Dans la religion musulmane (puisque c’est d’elle qu’on parle) cela s’exprime pour les femmes par des « signes différenciateurs » permettant la transition de la sphère privée vers l’espace public. Sous son influence est justifié le contrôle du corps des femmes à travers la façon dont elles doivent s’habiller pour être admises à pénétrer dans l’espace public (symbole de sa liberté de choix, nous dit-on). D’ailleurs, quel besoin irrépressible pousserait les femmes musulmanes à se couvrir les cheveux, à se cacher le visage en public, sinon par obligation pour sortir de la sphère familiale ? Mais alors que pour certaines ce serait un outil de libération, pour les autres c’est un instrument de l’oppression masculine. Le port du voile est le symbole le plus connu de l’inégalité de traitement entre les hommes et les femmes au sein de l’Islam. On y soutient que les femmes, et non les hommes, doivent se soumettre à des contraintes vestimentaires, l’envers du message associé au libre choix. L’exercice de son droit à la liberté de manifester sa religion par le voile que défend le multiculturalisme est révélateur d’une « affreuse vérité » concernant sa liberté de choix de porter ou non, le voile islamique. Car si elle doit porter le voile, le foulard islamique, c’est avant tout parce qu’elle est FEMME. Le choix du voile ne peut l’être, comme le sont bien d’autres pratiques et symboles religieux. Être femme précède le libre choix de se couvrir ou non les cheveux, de se dissimuler le visage puisqu’il exprime ici l’acceptation d’une inégalité naturelle entre homme et femme.

L’égalité femme-homme est un concept étranger au multiculturalisme 

EXEMPLE 3
Barack Obama rejetait cette opinion selon laquelle une femme musulmane qui choisit de se couvrir les cheveux a quelque chose d’inégalitaire. Son discours, recoupe d’autres discours comme celui tenu par « S.A.S», une requérante musulmane pratiquante portant la burqa et le niqab qu’elle dit porter de son plein gré en public comme en privé, devant la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’interdiction du port d’un vêtement religieux dissimulant le visage dans l’espace public : « Il ne m’est pas possible de renoncer à agir comme je le fais, c’est pour moi une question d’identité, il y va de l’idée que je me fais de moi-même » (en tant que femme on aimerait rajouter). Le soir des résultats des « midterms » (novembre 2018), la démocrate Ilhan Omar, musulmane d’origine somalienne à peine élue dans le 5e district du Minnesota (États-Unis), déclarait être déterminée à devenir le porte-voix des immigrés, à se battre contre l’islamophobie, et revendiquait fièrement le droit de se couvrir les cheveux, et qu’elle comptait l’imposer au Congrès alors que les couvre-chefs y sont bannis depuis 1837. « Personne d’autre que moi ne me met un foulard sur la tête. C’est mon choix, protégé par le premier amendement de la Constitution américaine » (qui garantit la liberté religieuse). On nous dit que la Chambre des représentants s’est engagée à mettre fin à cette interdiction après avoir été bannie pendant 181 ans. Ilhan Omar a elle-même participé à la révision du texte, en compagnie de la leader des démocrates à la Chambre, Nancy Pelosi, et de Jim Mc Govern démocrate du Massachusetts, prochain président de la commission chargée de voter le nouveau règlement. « Il sera stipulé qu’aucune restriction ne doit empêcher un membre de faire le travail pour lequel il a été élu à cause de sa religion », a-t-il dit. Dans sa nouvelle version, seraient ainsi autorisés le foulard islamique, la kippa juive ou encore le turban sikh. (Les autres couvre-chefs demeureraient interdits.) C’est pour eux, nous dit-on, une « question d’identité religieuse », il y va de l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. En effet, porter un signe religieux ne relève pas du libre choix mais de l’identitaire.

Quand Ilhan Omar souligne fièrement que : « Personne d’autre que moi ne me met un foulard sur la tête. C’est mon choix… » Mais, si elle met bien en avant un choix personnel, c’est quand même un choix conditionné par le fait d’abord qu’elle est une femme ce qui structure et prédétermine le fait qu’elle « choisit » de porter volontairement un fichu sur la tête. Son port du voile est le produit d’une intériorisation volontaire qu’elle considère comme légitime. « Je suis somalienne, je suis femme élue démocrate, et on attend de moi parce que je viens de Somalie d’être un symbole du multiculturalisme. » Ce dont elle parle n’est pas une question de choix. Il s’agit d’un consentement. Elle ne voit pas le port du voile comme un signe de domination, voire d’aliénation de la femme musulmane subissant des pressions de son groupe, du système patriarcal (père, mari, frère, prédicateur), mais dans un combat contre l’islamophobie afin d’être plus représentative des femmes musulmanes nous dit-elle. Femme musulmane, elle met en avant un argumentaire religieux, un choix intériorisé sous forme d’une croyance personnelle. Elle s’inscrit dans une appartenance islamique ce qui paradoxalement lui permet de se sentir elle-même. Elle installe entre elle et les autres élus un principe de minorité et de particularité irréductible. Elle construit sa spécificité en revendiquant une appartenance religieuse, incitant par la même au maintien et au développement des identités religieuses (comme l’imposition à la Chambre des représentants, des couvre-chefs d’autres religions). 
Le multiculturalisme identitaire est donc, autre paradoxe, une nécessité provoquée par les droits individuels. Et c’est l’édification d’une société multiculturaliste qui explique le retour de la question identitaire délivré de toute égalité homme-femme cette prétention à l’universel de la part de l’Occident dont Barack Obama dénonçait particulièrement sa légitimité à l’égard de l’islam. 

À propos de la fuite de Rahaf Mohammed al-Qunun
EXEMPLE 4
Voici l’histoire très médiatisée d’une jeune saoudienne (âgée seulement de 18 ans) voulant échapper à l’oppression patriarcale surannée de l’Arabie saoudite. L’histoire débute lorsqu’elle est arrêtée à son arrivée à Bangkok venant du Koweït, où elle avait fait faux bond à sa famille et cherché à gagner l’Australie. La jeune saoudienne a acquis une « notoriété planétaire » en créant un compte Twitter alors qu’elle était retranchée dans une chambre d’hôtel à l’aéroport de Bangkok, multipliant messages et vidéos désespérés. On voit une photo d’elle, barricadée derrière sa porte de chambre d’hôtel. Tandis qu’au téléphone elle assure « qu’elle risque la mort si elle est rapatriée de force ». Après plusieurs tractations et désistements, c’est le Canada qui lui a alors accordé l’asile, à la demande des Nations unies. Arrivée à l’aéroport de Toronto le samedi 12 janvier 2019, Rahaf Mohammed al-Qunun a brièvement posé tout sourire malgré la fatigue avec à ses côtés la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland venue l’accueillir en personne. Par contre bizarrement elle arborait une veste à capuchon affichant « Canada » et une casquette bleue siglée « UNHCR » le tout, lui couvrant la tête… À cela, la ministre a simplement dit « qu’elle voulait que les Canadiens voient qu’elle était arrivée au Canada, puis qu’elle était épuisée et préférait ne pas répondre aux questions pour le moment », malgré les nombreux journalistes venus l’attendre.
Le mardi suivant dans sa première déclaration publique depuis son arrivée, la jeune femme a déclaré qu’elle avait l’intention de se battre pour permettre à d’autres femmes de bénéficier des nouveaux privilèges dont elle jouit maintenant en tant que résidente canadienne. Par ailleurs, elle se considère chanceuse d’avoir pu fuir l’Arabie saoudite pour s’installer au Canada, alors que toutes les Saoudiennes n’auront pas cette chance. Les femmes de son pays ne sont pas indépendantes, et de multiples aspects de leur vie sont régis par les hommes, a-t-elle dit. Elle a fui sa famille qui, selon elle, « la maltraitait et voulait la contraindre à un mariage forcé ». Mme Rahaf Mohammed, qui a abandonné son nom de famille « al-Qunun » à son arrivée au Canada (elle dit avoir reçu une lettre de sa famille qui lui annonçait notamment qu’elle la reniait. Pour cette raison, elle demande désormais à être appelée seulement Rahaf Mohammed. Si elle n’a pas précisé la nature des allégations de maltraitance qu’elle avait évoquée, elle a toutefois déclaré que les restrictions imposées dans son pays d’origine la privaient du genre de vie qu’elle espérait mener au Canada. « Je veux être indépendante. Voyager. Prendre mes propres décisions en matière d’éducation, de carrière ou avec qui et quand je devrais me marier », a-t-elle déclaré. « J’ai déjà été enfermée pendant six mois parce que je m’étais coupé les cheveux. » Puis elle ajoutait avoir régulièrement subi « de la violence corporelle » de son frère et de sa mère. « Ma plus grande peur était que si mes parents me retrouvaient, j’allais disparaître. » Elle disait aussi avoir envisagé le suicide pour échapper à l’emprise familiale et à sa condition d’« esclave ».

Ce qui frappe d’abord dans l’histoire qu’elle nous raconte, c’est l’absence de lien entre ce qu’elle a vécu et le conservatisme religieux de l’Arabie saoudite, mais c’est sûrement dû au fait qu’il n’y a pas vraiment de distinction entre la loi coranique et la tutelle familiale. Ce qu’elle décrit touche assurément la « vérité toute crue du patriarcat », mais on sait que ce régime patriarcal a été formalisé comme suite naturelle de plusieurs versets coraniques. Ce régime a fait évoluer les femmes d’Arabie vers un système rigide et strict de comportements et d’obligations. En effet, les hommes ont remarqué très tôt que les « prescriptions divines » permettaient d’asseoir et de conférer la stabilité du régime patriarcal. Car, on le rappelle, le patriarcat est une structure sociale fondée sur la prééminence juridique, corporelle et mentale du « Père ». Il a donc pour effet le maintien des femmes dans une relation de tutelle et de soumission à l’homme — père, mari, fils et autre. Son père peut par exemple la répudier sans autre forme de procès. De la même manière, il a le droit de vie et de mort sur elle. Elle avait assuré « qu’elle risquait la mort si elle était rapatriée de force ». En dénonçant le mariage arrangé, forcé, elle dénonçait l’institution patriarcale par excellence. Les liens de servitude, asservissement et obéissance que les femmes saoudiennes connaissent dans leur vie sont liés aux trois hommes qui font cercle autour d’elle : le père avant le mariage, le mari, puis le fils si ce dernier venait à mourir. La société patriarcale saoudienne est si prégnante, les difficultés liées à l’absence d’autonomie individuelle des femmes si insurmontables, l’aliénation consentie si culturelle, les droits des oppresseurs mâles si intériorisés que, devenues mères, elles reproduisent à leur tour l’oppression subie sur leurs filles.
L’exil d’une personne est largement déterminé par les circonstances qui l’entourent. L’intention de Rahaf Mohammed Al-Qunun, était-elle de quitter sa famille, son pays ? Tout au contraire, son intention était de rester. Si Rahaf Mohammed Al-Qunun a fini par demander l’asile dans un autre pays de plus un pays froid, c’est parce que les circonstances l’y ont fortement poussée. Une fois Rahaf Mohammed Al-Qunun prise dans cette double tutelle, son désir d’indépendance n’a pu trouver aucun moyen de s’exprimer. Il n’existait aucun moyen de rester par choix, alors elle est partie. Si les parents de Rahaf Mohammed Al-Qunun n’avaient pas eu recours à la coercition et respecté son libre choix, sa liberté individuelle, elle ne serait certainement pas partie. Et si dans la société saoudienne il avait existé un mouvement féministe indépendant et puissant pour la soutenir, s’il existait un monde nouveau où le fait de s’enfuir de la maison de ses parents pour trouver refuge autre part n’était pas considéré comme quelque chose de déshonorant mais au contraire honorable, alors dans ce cas aussi, Rahaf Mohammed Al-Qunun ne serait certainement pas partie. Si elle est partie à présent, c’est à cause des lois concernant les multiples tutelles qui l’emprisonnaient. L’émancipation de la femme saoudienne vis-à-vis des prescriptions coraniques et des structures patriarcales est un enjeu majeur dans le royaume wahhabite. Car derrière cette émancipation, il y a en cause la tutelle des hommes, la religion patriarcale, l’inégalité femme-homme, l’impossibilité d’une vie indépendante, l’impossibilité de l’amour vécu en toute liberté.

Le voile est-il un symbole  religieux ?
Rahaf Mohammed quitte donc un régime « tutélaire et machiste » pour le Canada et son multiculturalisme auquel elle sera amenée naturellement à se convertir du fait qu’il vise à gérer la diversité « ethnoreligieuse ». Quand se promenant dans Toronto elle croisera des femmes portant le niqab ou la burqa, pareille à une vision cauchemardesque, mais on la rassure tout de suite, ces femmes « le font par choix personnel en dehors du système patriarcal et familial ». C’est ça le multiculturalisme à la canadienne : garantir le port du voile (musulman, islamique) par un choix libre. « En choisissant de porter un voile, la femme musulmane dépose sur l’islam son empreinte personnelle. Sa foi est strictement individuelle et non celle que lui ont laissée en héritage ses parents, et qui aurait pu être assimilée à des mécanismes impersonnels de transmission c’est-à-dire à un choix conditionné. » Mais qu’en est-il du Coran ? N’élève-t-il pas en obligation religieuse le port du voile ? « Les versets du Coran se divisent en deux parties. La première est constituée de versets (Muhkamat), ceux qui énoncent les principes généraux, la deuxième contient des versets (Mufassalat), ceux qui expliquent et détaillent les premiers. » C’est-à-dire que le « Coran s’expliquerait par lui-même ». Il y a autre chose, Muhammad (Mahomet), l’unique prophète de l’islam, a deux statuts dans le Coran. Celui du « Messager », à qui les musulmans sont tenus d’obéir par ordre divin. Et celui du « Prophète », dont l’action dans la vie sociale n’est pas d’inspiration divine, et le port du voile entre dans cette catégorie, c’est pourquoi on ne peut lui attribuer aucun caractère obligatoire. Le port du voile (tous modèles confondus) n’est pas une prescription coranique ou divine. Il n’y a aucun verset dans le Coran qui demande explicitement aux femmes musulmanes de porter le voile, et que l’usage de cet habit est dû uniquement à une « fausse interprétation du verset ». Ce que Dieu demande dans ce verset où l’on trouve le mot « hidjab » (voile), c’est que « les femmes s’habillent d’une manière pudique afin de recouvrir leurs poitrines qu’elles exposaient d’une manière indécente ». Voici le verset en question : « Il dit aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur voile sur leurs poitrines ; et qu’elles ne montrent leurs atours qu’à leurs maris, ou à leurs pères, ou aux pères de leurs maris, ou à leurs fils (…) » (Verset 31 de la Sourate 24 — An-Nour [la lumière].) Cette conception de la femme pudique, de sa chasteté comme vertu essentielle à laquelle s’ajoutent les vertus de modestie, de docilité et d’obéissance auraient donc servi de justification à la mise en place d’un système patriarcal et patrilinéaire ayant pour effet la subordination des femmes aux « vertus patriarcales ». Et ce qui devait être de l’ordre de la sphère privée, c’est étendu à l’espace public avec la multiplication des voiles. En cause cette « interprétation abusive » qui a pu faire penser à une prescription divine ou une prescription coranique, alors que dans les faits c’est une « prescription patriarcale »
Par exemple, comment faut-il comprendre l’élue démocrate Ilhan Omar quand elle clamait avec fierté que : « Personne d’autre que moi ne me met un foulard sur la tête » ? Ne visait-elle pas en premier lieu « les hommes du patriarcat » quand elle affirmait que son choix n’était pas conditionné, mais libre de toutes prescriptions ? Cependant, quel lien faisait-elle entre sa condition de femme musulmane et son choix de porter le foulard ? Le lien, nous dit-elle, est purement religieux au même titre que le turban sikh ou la kippa juive. A priori, voilà un argument imparable qui ne peut que donner du crédit aux affirmations de Ilhan Omar. C’est aussi une arme tactique imparable pour anticiper un éventuel interdit ou un lien de vassalité de la femme envers « l’homme patriarcal ». 
(Dernier exemple en date du lien foulard-religion, c’est ce vendredi 22 mars 2019 jour d’hommage national aux victimes des deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande. À l’image de la première ministre Jacinda Ardern, foulard sur la tête, de nombreuses femmes à travers le pays ont choisi de porter le foulard ce vendredi pour témoigner de leur solidarité après l’attentat perpétré par un terroriste suprémaciste qui a fait 50 morts.)

Le multiculturalisme n’est pas un féminisme
Bien entendu, il est difficile, après cela, de déclarer que le port du foulard, du voile (sous toutes ces déclinaisons) n’a rien à voir avec l’islam, qu’il n’est pas un signe religieux. Pourtant au verset 31, il n’est pas question de religion mais de pudeur, de voile venant cacher la poitrine, de corps féminin soumis à l’ordre patriarcal. Ilhan Omar, partisane du port de signes religieux, marque sa volonté de faire corps avec l’orthodoxie musulmane qui élève en obligation religieuse le port du voile. Car, elle nous dit, porter le voile est un acte religieux et l’abandonner ou cesser de le porter ou ne pas en porter est contre-religieux. Opérés par la religion, les signes ostentatoires que les femmes musulmanes actualisent sous la forme des différentes façons de s’habiller restent inaperçus aussi longtemps qu’elles ne passent pas à l’acte du fait du libre choix. Comment ne pas reconnaître en effet que le libre choix selon le sexe qu’exalte le multiculturalisme n’est jamais totalement indépendant du « dressage du corps féminin » dans l’histoire ? (Déjà dans l’histoire, les cheveux chez la femme étaient perçus comme un « symbole de sa sexualité » dans les religions du Livre. La femme avait une obligation de se couvrir les cheveux pour ne pas apparaître séduisante.) Cette soumission est elle-même l’effet d’un pouvoir patriarcal qui s’est inscrit durablement sur le corps des femmes, sous la forme de différentes façons pudiques de s’habiller. Le corps voilé n’est pas le produit d’un choix libre accompli au terme d’une délibération intérieure faisant place à la possibilité d’agir autrement. Non, elle se présente comme la seule chose à faire pour « une femme musulmane vertueuse ». Le port du voile, en définitive, ne fait que renforcer la suprématie masculine en convertissant l’égalité en choix, contribuant ainsi à légitimer l’inégalité des sexes. Le port du voile couvrant les cheveux, mais laissant le visage découvert, ou couvrant intégralement le corps et le visage reproduit le modèle de la « femme pudique » qui a plus à voir avec le patriarcat que le religieux.
C’est les femmes du « libre choix » qui gardent le patriarcat bien vivant. Les multiculturalistes entendent soumettre la conception féministe de l’émancipation à la liberté de choix plutôt qu’à l’égalité. Le multiculturalisme n’a pas pour vocation l’égalité entre les deux sexes. La lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes y est principalement comprise comme une extension de la lutte contre le port du voile comme symbole inégalitaire. Inversement, le « discours féministe » sur la liberté de choix ignore et masque la persistance des inégalités systémiques entre les hommes et les femmes inhérentes au patriarcat. Le concept de « libre choix » est en rupture avec la notion d’égalité qui avait prévalu jusqu’alors. Le port du voile par une femme musulmane représente « une affirmation de soi » en rupture avec le féminisme égalitaire. Le symbole de la liberté de choix tombe toujours du côté de celle qui porte le voile : « c’est mon choix ». Le port du voile serait ainsi le symbole de la liberté de choix, le devenir de la forme féminine de la religion musulmane. Le voile passe pour être un symbole religieux, mais il est un symbole patriarcal fort comme les pieds bandés en son temps en Chine.
Les deux curieusement touchent au « sexe-appeal » de la femme l’un pour l’interdire, l’autre pour l’exacerber.