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jeudi 1 décembre 2011

Si Dieu existe, c’est pour agir!

À Montréal en mars 2009 est apparu sur des autobus le message «Dieu n’existe probablement pas. Alors, cessez de vous inquiéter et profitez de la vie». Cette campagne publicitaire de l’Association humaniste du Québec (AHQ) s’inspirait de celles menées d’abord à Londres en octobre 2008, puis à Washington, Barcelone, Madrid et Gènes. Mais pourquoi «probablement pas» plutôt que la formule plus directe «Dieu n’existe pas»? C’est que selon l’AHQ, il est impossible «d’affirmer avec une totale certitude que quelque chose n’existe pas même si nous savons que sa probabilité d’existence est infiniment petite». Si l’Association doute de l’existence de Dieu, ce n’est donc pas à cause de notre incertitude vis-à-vis de l’existence de Dieu mais parce que notre intellect est faible. D’où un agnosticisme incurable. L’Association humaniste du Québec revenant ainsi à une rhétorique ironiquement inscrite dans le mode téléologique d’un présent post-laïc (la raison d’ailleurs de sa campagne publicitaire) et d’un passé médiéval ontothéologique : le théologien médiéval Henri de Gand (1217-1293) n’affirmait-il pas que sans une «illumination spéciale» nous ne pouvions connaître par les moyens naturels et intellectuels aucune vérité sûre et certaine? Il rejoignait en cela le théologien Thomas d’Aquin (1225-1274) pour qui rien de ce que nous connaissons ne convient à Dieu car il n’y a rien dans notre connaissance qui nous vienne en dehors des sens. Il serait absurde de croire alors, que la connaissance puisse se substituer à l’illumination surnaturelle. Cependant, saint Thomas ajoutait que si nous n’avons nulle connaissance directe et intuitive de Dieu nous pouvons quand même démontrer avec rigueur qu’il est, car il est dans la nature même de Dieu de nier sa négation et de devenir le speech act de l’existence en tant qu’elle s’analogue à Dieu et aux créatures, c’est-à-dire nous. Dieu est ainsi celui qui se manifeste dans l’histoire comme le Dieu révélé par sa parole. 

Or, l’idée de l’être comme acte d’exister chez saint Thomas d’Aquin dépend explicitement du texte de l’Exode : Dieu s’est révélé lui-même au peuple d’Israël au travers de figures lumineuses. Dieu est apparu à Moïse sous la forme d’un ange dans une flamme de feu au milieu d’un buisson qui ne se consumait pas. Moïse intriqué se rapprocha et Dieu voyant cela appela Moïse, Moïse... Et il dit : «Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, etc.». «J’ai vu la misère de mon (sic) peuple qui est en Égypte [...]. Je suis descendu (sic) pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de cette terre vers une terre plantureuse et vaste [...].» Parlant à Moïse, il dit : je t’envoie auprès du Pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les Israélites». Mais Moïse s’inquiète et dit à Dieu : «Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.” Mais s’ils me disent : “Quel est son nom?”, que leur dirai-je?» Et Dieu dit alors à Moïse : « Je suis celui qui est». Et il ajoute : «Voici ce que tu diras aux Israélites : “Je suis m’a envoyé vers vous”. » Ainsi, L’Exode qui devait «révéler» rationnellement Dieu comme acte d’être, revêt un sens bien différent puisque, par la bouche de Moïse, la visée est d’assurer la cohésion d’une nation, d’un peuple qui aujourd’hui on le sait, était moins intéressé par la venue du Messie que par la terre promise... Mais ce qui intéresse Thomas d’Aquin dans ce passage de l’Exode c’est que l’acte d’être porte la révélation : Dieu a révélé aux hommes que son essence est d’exister. Dieu est cet être unique en qui l’essence est la même chose que son acte d’exister. Dieu ne peut pas ne pas exister puisque «Dieu est» (ce qui a manifestement inspiré les rédacteurs des textes sacrés). Pour qu’il y ait eu un événement et une histoire messianique il fallait donc qu’un «Je suis celui qui est» arrive parce que faire exister un Dieu auquel rien n’arrive aurait été mettre en doute qu’il est et par quoi tout est. Là se tient le fondement du jugement d’existence qui pose un rapport de dépendance essentielle de l’être créé à l’Être créateur. L’être attribué à la fois à Dieu et au créé l’est selon l’analogie avec l’être sensible. Mais le rapport d’analogie est intrinsèquement déterminé comme rapport de dépendance ontologique de la créature à l’égard du Créateur. Chaque créature est participante à l’Être premier source de tout être qui est seul par lui-même étant le seul être par soi. Les créatures, différentes de Dieu en ce qu’elles ne sont pas leur propre être, ont l’être, ce qui veut dire qu’elles reçoivent leur être d’un autre, à savoir Dieu. Participer à l’Ess divin, c’est recevoir l’existence, c’est recevoir d’être sous une forme déterminée. Ce don d’être (l’âme?) accompagne la créature toute son existence (et au-delà si elle est méritante) et c’est en elle ce qu’il y a de plus intime, ce qui lui est le plus profondément inhérent. Chaque créature participe à l’être selon le mode que son essence autorise; plus parfaite est l’essence d’une créature, plus haute est sa participation à l’être. Mais, comme chaque créature diffère de chaque autre, il va de soi que la façon dont chaque créature se rapporte au principe premier est chaque fois différente. Les créatures ne se distinguent pas entre elles dans le fait qu’elles existent puisque toutes sont dans la même situation. Ce qui les distingue, c’est la nature (l’âme?) propre à chacune, à laquelle le fait d’exister s’ajoute. Dieu en voulant les créatures temporelles, ne leur confère pas pour autant l’existence réelle, mais désigne simplement la forme particulière de la réception du fait d’exister. L’exister lui-même n’est concevable pour nous que sous la notion d’être, on ne saurait donc se suprendre que nous tenions dans notre vie Celui qui produit l’être. L’être actuel est considéré comme participant de l’acte divin. On ne peut considérer donc l’être dans son acte d’être sans remonter à l’Être premier qui lui donne son être. Conséquemment, c’est de cette manière analogique que saint Thomas peut affirmer que quiconque nie l’existence de Dieu se nie lui-même (C.Q.F.D.). L’analogie de l’être fut toujours une vision théologique alignée sur les formes de Dieu, du monde et du moi ou de l’âme. Ainsi, les expressions telles que «Dieu existe» ou «Dieu n’existe probablement pas» ou même «Dieu n’existe pas» restent prises dans les rets de la théologie révélée, de la pensée thomiste, car l’être convient d’abord à Dieu en tant que sommet de l’analogie de l’être et ne peut donc qu’exister. 

Rappelons qu’au Moyen Âge, l’analogie de l’être a joué un rôle non pas en tant que formulation d’une conviction de foi (elle était acquise), mais comme l’acte d’exister. Le Dieu thomiste bien qu’il soit créateur et conservateur du monde en est radicalement distinct et séparé; il est l’être au sens suprême mais être sont également les créatures infiniment distinctes de lui (participer à Dieu, c’est ne pas être Dieu). Dès lors, comment les créatures et Dieu peuvent-ils être nommés tous les deux être, être compris l’un et l’autre dans le même concept d’être? Thomas d’Aquin se dérobe à cette difficulté en recourant à l’analogie qui n’est pas une solution à la question de l’être mais une «métaphysique de la révélation». À la même époque, le seul théologien qui ait cherché une solution est Duns Scot (1266-1308) pour qui «Il y a un seul concept d’être en commun à tous les étants quel que soit leur mode d’être». D’emblée Duns Scot pense qu’il faut dissocier le problème de la conception commune de l’être de celui de la révélation et par conséquent l’interlocution entre la créature et le Créateur. Il sera donc subtilement contre cette notion rétrécie de l’être et contre ceux qui n’acceptaient pas qu’un même verbe, mot, concept, signifiât l’existence de Dieu et celle des créatures. Il élaborera sa profonde réponse à la question de l’analogie de l’être en forgeant le concept d’être commun à Dieu et à la créature. Pour Duns Scot, l’être est univoque c’est-à-dire qu’il n’y a pas de supérieur et d’inférieur, d’être par analogie, mais seulement un être neutre qui se dit en un seul et même sens. La nature de l’être est commune, neutre, indifférente à la créature et au Créateur comme à toute division telle que le fini et l’infini, le créé et l’incréé. Dire que l’être est commun, c’est dire que l’on ne puisse plus se servir de lui pour opposer être fini et être infini, ou arguer une participation du fini à l’infini, de la créature au Créateur. Le sujet n’est pas Dieu, c’est l’être en tant qu’être, et il ne peut dériver cette propriété d’aucune autre relation, même pas de Dieu. Le concept d’être pris en lui-même s’applique selon le même sens à tout ce qui est, même à Dieu.

Duns Scot subvertit la théologie par l’univocité et opère le renversement de l’analogie thomiste concernant les attributs divins qui reçoivent une compréhension univoque et non plus, participé. L’univocité de l’être se prolonge dans l’univocité des attributs. Ainsi, tous les attributs, tels que l’être, le bien, le vrai, etc., qui se trouvent chez les créatures n’émanent plus, par mode d’exemplarité, de Dieu. Par exemple, «le bien» n’est plus une perfection, participant de la perfection divine, mais un attribut univoque, attribué de manière univoque à Dieu et à la créature. Le bien ne change pas de nature en changeant de modalité, qu’il soit prédiqué de la créature ou de Dieu. Le bien est bien en lui-même, sans référence directe à Dieu. Ainsi, le bien resterait le bien même si Dieu n’existait pas. De même que l’objet premier de l’intellect humain est l’être en tant qu’être, non pensé en rapport à Dieu, nous ne voulons pas l’infini bien parce que c’est la nature de Dieu, mais parce que c’est un bien en tant que tel, un bien en général, un bien en soi. L’évidence du bien étant universelle et nécessaire, elle oblige tout intellect, même celui de Dieu. Le bien nécessaire, transcendantal, s’impose donc à l’intellect divin comme autre nôtre, en dehors de toute révélation religieuse. Le bien, commun à tous les étants, n’a jamais été révélé par les Écritures. Ont été révélés ce que, dans les Écritures, on nomme les préceptes du Décalogue, mais ceux-ci ne constituent pas les attributs communs, ce sont plutôt les propres de Dieu. Ainsi, la division théologique entre créateur et créature produit une division bipartite de la morale entre la morale nécessaire et la morale contingente. La norme morale contingente dépend en effet de la volonté de Dieu. Dans les Écritures on remarque que Dieu a dispensé son peuple (sic) d’accomplir certains de ses commandements : il a ordonné à Abraham de tuer son fils Isaac, dit aux Juifs de voler l’or des Égyptiens, a exempté Moïse du crime d’un Égyptien ou demandé à Osée de vivre avec une prostituée. En introduisant la contingence dans la norme du bien Dieu insère l’arbitraire dans la loi morale nécessaire. Ainsi, Thomas d’Aquin trouve de bonnes raisons pour adopter la loi dans un sens plus conciliant : «Quand un homme visite une femme de par un commandement divin, ce n’est pas un adultère, car tout ce qui vient de Dieu est en quelque sorte morale» (le bien en tant que bien, de ce point de vue pratique, semble échapper au Décalogue). Un même acte cesse donc d’être un péché quand il est commandé par Dieu, c’est-à-dire quand seule la volonté divine le permet. Une loi divine est une proposition contingente qui devient vraie quand elle est décrétée par Dieu et qu’une volonté créée lui obéit. Les normes morales contingentes dépendent de la volonté de Dieu. C’est pourquoi il est important, même encore aujourd’hui, d’avoir Dieu avec soi à l’instar des États-Unis et de leur demande récurrente, voire prétentieuse : «Que Dieu bénisse l’Amérique». Cette demande est magnifique dans son absurdité. Car elle contient un culte à Dieu afin d’être aimé par lui et ce, par-dessus les autres. Mais surtout, elle exprime une continuité avec la révélation biblique qui connaît aujourd’hui une renaissance. 

Si Dieu s’est révélé lui-même au peuple d’Israël, il ne faut pas se surprendre que ce soit dans un but spécifique. Ce sens est polarisé sur ce que les Écritures énoncent tant sur Dieu lui-même que sur ce qu’il est et fait à l’égard de «son peuple». Car l’essentiel de la révélation, nous l’avons vu, repose sur le parti pris de Dieu. Il est dès lors certain que la révélation tombe dans une difficulté sans issue : elle doit foncièrement rapporter Dieu à sa «subjectivité» mais en même temps elle ne peut dire ce qui constitue intrinsèquement sa nature, son mode d’être. En fait, le sens révélé ne porte pas sur la nature de Dieu. Dieu, en soi être infini, n’a jamais été révélé par les Écritures. Si l’être est commun à Dieu et aux créatures, c’est-à-dire antérieur à toute détermination et donc indifférent au créé ou à l’incréé, au fini ou à l’infini, c’est que tout ce qui est l’implique. En effet, créé et incréé, fini et infini ne sont pas des êtres, ce sont des modes d’être qui suivent l’unité de l’être. C’est pourquoi, lorsque Duns Scot dit que l’être se divise en infini et fini, il faut se garder de substantifier l’être, comme si infini et fini étaient des espèces de l’être. Car la signification de cette division est en réalité la suivante : tout être est soi infini (intrinsèquement Dieu) soit fini (intrinsèquement les créatures). L’être univoque laisse subsister la distinction de ses modes quand on le considère non plus dans sa nature en tant qu’être mais dans ses modalités individuantes (fini, infini, créé, incréé); il cesse d’être univoque, il est un mode intrinsèque. Duns Scot pose donc des modes d’être différents comme le propre d’être infini, d’être incréé que Dieu est seul à posséder. Il reconnaîtra que la disjonction fini/infini joue un rôle privilégié dans la mesure où elle fournit la meilleure description possible pour l’intellect humain de la nature divine dans sa différence avec toute nature finie. Il serait absurde, alors, de croire que Dieu peut être posé comme «théologiquement révélé» sans détruire cette nature objective de Dieu. Car ce qui est objectif, c’est que Dieu est un être intrinsèquement infini. De sorte que Dieu contient à la fois l’être commun, neutre (indifférent au fini et à l’infini) et un mode d’être infini. L’être se dit en un seul sens de ses différences modales. C’est pourquoi l’univocité affirme simultanément l’être commun et les modalités différentes. Sans cela on aurait bien du mal à faire la différence entre les deux types de modes, de préserver entre l’un et l’autre une distinction radicale et une distance irréductible. À cet égard, cette distinction modale empêche toute participation sur un mode subordonné entre la créature et Dieu, entre le créé et l’incréé si cher à Thomas d’Aquin. Car si un mode fini ne peut jamais produire un mode infini, l’inverse est aussi vrai. Dieu lui-même est en quelque sorte compris sous la distinction formelle et la distinction modale. En fait, il a fallu l’être univoque et cette double distinction pensée par Duns Scot pour rendre à Dieu son mode intrinsèque, son indépendance à l’égard des révélations qui soudain tombèrent du ciel. 

Poussé à remplacer l’opacité de la foi par le savoir, Duns Scot ne cherche déjà plus à s’accorder avec l’enseignement attribué à l’Écriture sainte. Cette nécessité de penser Dieu à l’abri, pourrait-on dire, de toute révélation religieuse semble parfois surgir non de la philosophie de Duns Scot, mais de celle de Spinoza, et ce rapprochement n’est pas déplacé puisque celui-ci est fréquemment présenté comme l’autre grand penseur de l’univocité de l’être. Qu’il s’agisse de l’univocité de l’être, de la distinction formelle et de la distinction modale, de l’impossibilité que «les vérités» de la révélation nous fassent connaître quelque chose de la nature objective de Dieu, on ne peut manquer de penser à Spinoza. C’est la même aspiration à construire une philosophie hors révélation. En effet, ce que Spinoza reproche à la révélation, c’est de prétendre sauver la spécificité de Dieu tout en le définissant par des caractères anthropomorphiques. Comment ne pas se souvenir des innombrables expressions bibliques qui dépeignent Dieu comme offensé, irrité, vengeur ou apaisé? Assurément, le Dieu judéo-chrétien n’est pas semblable au Dieu infini de Spinoza (aucune finalité n’a sa place) pour qui Dieu n’éprouve ni colères, ni regrets; sa «vie intime» n’est pas plus contrariée par nos offenses qu’épanouie par nos louanges. Quand les théologiens lisaient dans la Bible que Dieu se mettait en colère ou se réjouissait, ou encore qu’il intervenait dans les actes quotidiens des hommes, dans le fond de leur «âme» naissait sans doute cette même pensée qui suppose ordinairement que toutes les choses de la Nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin, et vont jusqu’à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine fin. Ne pas compromettre la philosophie, selon Spinoza, c’est donc refuser d’y transposer la question de la révélation religieuse, c’est en finir avec l’illusion théologique de finalité qui ronge l’espace humain.

Pour sauver Dieu de la finalité biblique, Spinoza dénonçait ces mêmes théologiens qui à propos de tout et de rien (la chute d’une pierre sur un passant) invoquaient la Providence divine et l’on ne sait quelle finalité, vous pressant de questions jusqu’à ce que de guerre lasse, «vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance» (Ethique, I, appendice). Récemment, le cardinal Marc Ouellet en spinoziste tardif, dénonçait lui aussi certains preachers qui affirmaient que le dernier tremblement de terre en Haïti avait pour origine «la main» de Dieu. Contre ce préjugé invétéré son Éminence prit la défense de «son» Dieu face au mal : «On peut peut-être accuser Dieu d’avoir fait un monde capable de telles horreurs, mais que ce Dieu, celui du Nouveau Testament, est avec nous et porte en lui la souffrance…» (Le Devoir 5/02/2010). On reconnaît ici cette conception de Dieu fondée désormais sur l’amour, sur la bonté, sur la vertu : «Mon Dieu est un Dieu tolérant» (déclaration faite par le premier ministre canadien Stephen Harper après que le pasteur étasunien Terry Jones ait menacé de brûler le Coran). La théologie (chrétienne) se changeant en théodicée comme si elle avait à justifier, à innocenter Dieu des désordres de la nature et autres. Ce discours de théodicée n’est donc pas une justification du mal (ce mal qui le sert si bien), mais une justification de la providence de Dieu, volontairement établi à jamais. Pour justifier le monde et Dieu (le bon) dans ce monde, toutes les manifestations d’existences sont bonnes, d’où qu’elles viennent, ainsi, en vrac, les innombrables expressions par lesquelles la personne qui parle fait intervenir le bon Dieu : «avec l’aide de Dieu», «si Dieu le veut», «si Dieu me prête vie», «s’il plaît à Dieu», etc. Citons à nouveau Stephen Harper qui, comme le président américain, finit ses discours par «que Dieu nous bénisse tous» suivi de «que Dieu bénisse le Canada», et qui, au moment de prêter serment comme premier ministre du Canada a ajouté : «Dieu me soit en aide». À ces expressions on voit qu’on est plus dans le Dieu comme un être infini qui a passionné les théologiens-philosophes du treizième siècle et du début du quatorzième, mais bien dans la providence de Dieu, elle qui fait l’objet des théocidées, surplombant d’emblée l’existence et l’orientant vers des fins bienfaisantes, lesquelles ne sont pas très spinozistes. Cet appel à la finalité que Spinoza a si bruyamment et héroïquement expulsée de la nature de Dieu se montre beaucoup plus têtu, ou se redécouvre des vertus, dès lors qu’il s’agit d’existence, de providence de Dieu (l’une ne va pas sans l’autre). En renversant l’énigme de l’infinité en finalité au service de la providence, Dieu revêt des traits anthropomorphiques c’est-à-dire qu’il s’intègre dans l’histoire humaine à l’image de la Bible. 

L’idée d’un Dieu infini, qui peut être en acte en tant qu’il n’appartient pas au monde mais le transcende, ne nous parle plus guère; et même n’est-ce pas là ce qui relègue à jamais la question de l’existence de Dieu dans le passé dogmatique médiéval relevant de l’Inquisition? Ce n’est donc pas tant, comme le pense l’Association humaniste du Québec, à l’existence ou non de Dieu (de toute façon indécidable selon elle), mais à cette figure de la théodicée qui alimente d’elle-même le récit de Dieu et ne cesse d’inquiéter tant elle a besoin des maux pour s’exercer, pour s’éprouver. Ainsi reparaît sous cet angle le clivage du bien et du mal dans lequel un nouvel irrationalisme semble aujourd’hui se complaire (pensons à l’«axe du mal» comme diabolisation de l’autre). Mais c’est bien au-devant de quoi ce discours de théodicée nous a conduit en plaidant sans relâche pour ce rôle officieux du mal découvert dans la Genèse (alias le récit du péché originel). L’intégration du mal dans le bien était appelée par le contenu même des Écritures car cette idée du bien - du mal, on l’a trouvé non chez Dieu, mais bien dans ces textes. L’opposition même du bien et du mal ou plus exactement, l’apparition du mal se rapporte non à la création du monde, mais à l’instant de la chute du premier humain puisque jusque-là rien ne limitait la liberté non seulement divine, mais humaine. Ce qui serait à entendre ici, comme chez Duns Scot, ce serait la nécessité de construire la liberté humaine à l’abri du bien et du mal, à l’abri de toute théodicée. Que la liberté doive être construite contre la liberté déformée par le péché, c’est ce que Duns Scot, avec une audace incomparable, exprimait par : «Dieu ne nous oblige pas : il nous laisse à notre liberté». Dieu ne contraint pas, mais les Écritures contraignent et elles contraignent non seulement les humains mais aussi Dieu.

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mercredi 9 novembre 2011

Ban Ki-moon soigne son image de héraut de l’OTAN



Le Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, a estimé aujourd’hui que la mort de Mouammar Kadhafi marquait « une transition historique pour la Libye » et a appelé les Libyens à l’unité nationale et à la réconciliation. La mort violente du colonel Kadhafi survenue jeudi 20 octobre n’a pas l’air d’avoir ému outre mesure le chef de l’ONU. Mais n’allez pas croire que cet homme est sans compassion. Car c’est avec « une grande tristesse » qu’il a appris deux jours plus tard le décès du Prince héritier d’Arabie saoudite Sultan bin Addul-Aziz Al Saud (sans commentaire par respect aux victimes du Bahreïn). Ce que cette déclaration souligne, c’est que Mouammar Kadhafi était finalement la cible. Du reste, pour encourager sa capture les rebelles avaient annoncé une récompense de près de 1,7 million de dollars (2 millions de dinars libyens) pour «son corps mort ou vif». Et deux jours à peine avant la mort de Kadhafi, la secrétaire d’État américaine Hilary Clinton s’était envolée pour Tripoli où elle avait déclaré : « J’espère qu’il sera bientôt capturé ou tué ». Son voeu exaucé, Hillary Clinton a été enregistrée, visiblement à son insu, en train de se réjouir de la mort de Kadhafi. Paraphrasant Jules César, elle s’extasie : « Nous sommes venus, nous avons vu, il mourut ! » Mais cela n’était pas pour surprendre Mouammar Kadhafi, lui qui disait en parlant de Saddam Hussein : « Comment un président arabe, un membre de la Ligue arabe a-t-il pu être ainsi pendu ? N’importe lequel d’entre vous pourrait être le suivant. Tout à fait ! Un jour, l’Amérique pourrait nous pendre ! » 

La CPI s’occupe de Kadhafi

L’ONU en tandem avec l’OTAN et en lien avec les forces du CNT est donc sortie de l’objectif de sa mission de protection de toute la population, pour adopter celui de la chute de Kadhafi et de son régime. Et confirmer magistralement par le représentant spécial de l’ONU pour la Libye, Ian Martin : « La Déclaration de Libération de Benghazi clôt un chapitre de l’histoire de la Libye. Quatre décennies de dictature brutale et de gouvernement autocratique ont tragiquement gâché le potentiel de toute une génération et d’immenses opportunités et de ressources qui auraient pu être investies en créant un État-nation prospère et moderne ». Cela a le mérite d’être clair, la Jamahiriya (« État des masses ») ce n’était pas sa tasse de thé. Cependant l’après Kadhafi n’était-il pas déjà envisagé dès l’instant où Mouammar Kadhafi a été visé par un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l'humanité? Saisi le samedi 26 février par le Conseil de sécurité des Nations unies - résolution 1970 - le procureur de la CPI Luis Moreno-Ocampo annonçait le jeudi 3 mars l'ouverture d'une enquête pour crimes contre l'humanité en Libye visant nommément le colonel Mouammar Kadhafi et son entourage immédiat alors que les troubles avaient commencé à la mi-février. C'est la première fois depuis l'ouverture de la CPI en 2002 que le procureur ouvrait aussi rapidement une enquête. 

La résolution 1970 du 26 février 2011 

Projet de résolution adopté à l’unanimité par les membres du Conseil de sécurité en plus d’être soutenu à la satisfaction du Conseil par la Ligue arabe, l’Union africaine et le Secrétaire général de l’Organisation de la conférence islamique. Cette résolution reconnaît et condamne « la violence et l’usage de la force contre les civils ». Elle dénonce « sans équivoque l’incitation à l’hostilité et à la violence qui émane du plus haut niveau du gouvernement libyen et dirigé contre la population ». Tous condamnent « les violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire qui sont commises en Jamahiriya arabe libyenne ». Tout ceci n’étant pas assez fort, le Conseil de sécurité en rajoute une couche : « les attaques systématiques et généralisées actuellement commises en Jamahiriya arabe libyenne contre la population civile pourraient constituer des crimes contre l’humanité ». Puis, pour finir, il se déclare : « préoccupé par le sort tragique des réfugiés forcés de fuir la violence en Jamahiriya arabe libyenne ». Avec l’emploi de tels mots comme violations graves des droits de l’homme, crimes contre l’humanité, ou encore sort tragique des réfugiés, on comprend qu’ il y a peu ou pas de place au doute. Pourtant, sur la même page, suite à une résolution du Conseil des droits de l’homme, on peut lire que le Conseil de sécurité se réjouit de l’envoi d’urgence « d’une commission internationale indépendante pour enquêter sur toutes ces violations présumées commises en Jamahiriya arabe libyenne et établir les faits et les circonstances de ces violations ainsi que des crimes perpétrés et, dans la mesure du possible, en identifier les responsables ». D’où viennent alors ces affirmations péremptoires? Viennent-elles des insurgés? À lire le document du Conseil national de transition (CNT) créé dès le 27 février « pour coordonner les différentes villes de Libye tombées aux mains des insurgés » on comprend que le pouvoir libyen est confronté à une guerre civile. D’ailleurs, le CNT parle déjà de « former un gouvernement pour l’après Kadhafi ». Et, les efforts pour former un gouvernement d’opposition « sont notamment soutenus par l’ambassadeur libyen aux États-Unis, Ali Suleiman Aujali et le vice-ambassadeur libyen aux Nations unies, Ibrahim Al Dabashi, qui déclare qu’il soutient en principe le nouveau gouvernement ». Finalement le Conseil de sécurité n’était-il pas face à une opération du style, en plus sophistiquée, de celle de Colin Powell exhibant sa petite fiole bidon? Au vu de la composition du Conseil (les 5 membres permanents et les 10 membres élus pour un mandat de deux ans) et de ses moyens réels de vérification sur le terrain, il est toujours à la merci d’une intoxication de cette nature. Cependant, même sans cette intoxication, dès l’instant que le processus de justification est mis en place en vertu du Chapitre VII de la charte des Nations Unies passe par-dessus l’article 40 pour s’appuyer uniquement sur l’article 41, l’antichambre de l’article 42 qui autorise l’emploi de forces armées, le rôle conciliateur de l’ONU est annulé, dans le sens où l’article 40 invite « les parties intéressées à se conformer aux mesures provisoires qu’il juge nécessaires... » Or, passer directement à l’article 41, c’est supprimer ce rôle de conciliateur et prendre parti pour un camp (ainsi, la résolution concernant les événements en Côte d’Ivoire - résolution 1975 - mentionne l’utilisation des unités de l’ONU, mais pas dans le but de soutenir l’une des parties en conflit. Car à la base, l’ONU ne peut pas soutenir une des parties au conflit, mais c’est ce qui s’est pourtant réellement passé). Cela procède en fait d’une orientation de fond : il n’y a plus qu’une seule partie au conflit digne d’être sauvée, car tout ce qu’elle fait est bien. Pourquoi Kadhafi serait-il un interlocuteur valable puisqu’il est dénoncé comme « dictateur »? Il ne peut plus être reconnu comme interlocuteur valable puisque déjà condamné des plus hauts crimes. Du reste, on ne lui a jamais donné d’autre choix que de se rendre sans condition (les discours de Hilary Clinton sont très éclairants à ce sujet). Une position qui n’a même plus besoin de se justifier puisqu’elle se fait justifier d’avance par la presse, la radio, la télévision, l’Internet. C’est pourquoi, les reproches qui sont faits par de nombreux pays et autres qui ont, dans un premier temps, accepté la résolution 1970, puis la résolution 1973, demandent maintenant que le mandat international soit respecté à la lettre, sans pathos verbaux ni appels guerriers au renversement de régime, sonnent faux. Ainsi, la Ligue arabe, par exemple, qui dans un premier temps avait approuvé le recours à la force et bien lors du sommet diplomatique à Paris, le 19 mars, elle a vivement critiqué les bombardements : « Ce qui s'est passé en Libye diffère du but qui est d'imposer une zone d'exclusion aérienne, et ce que nous voulons c'est la protection des civils et pas le bombardement d'autres civils », a expliqué son secrétaire général, Amr Moussa. Ce que la Ligue n’avait pas compris ou saisi, c’est qu’il n’y a pas « d’autres civiles » à protéger et d’autres pertes à comptabiliser, car il n’y a qu’un camp martyr au conflit d’où l’absence totale de bilan des pertes civiles et ennemies, d’estimation des dégâts matériels, l’autre camp ayant disparu à jamais. La destruction de Syrte, par l’OTAN et avec l’aide du CNT en est le parfait exemple. Toutes ces semaines où Syrte était dévastée depuis les airs, éclaire d’un jour cru la résolution 1973 qui a ouvert la porte à l’attaque sur la Libye sous le prétexte de la nécessité de protéger les civils, les manifestants pacifiques (sic). 

La résolution 1973 du 17 mars 2011

« Le jeudi 17 mars, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté une résolution (1973) permettant un recours à la force pour protéger la population libyenne des troupes du colonel Mouammar Kadhafi. Une opération militaire a été lancée samedi par la coalition des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Italie et le Canada. Les premières frappes ont été portées par les chasseurs français. Cent dix missiles de croisière ont été tirés par la coalition dans la nuit du samedi au dimanche. » Le processus de l'ONU est remarquable pour deux raisons. Tout d'abord, la résolution a été adoptée par dix voix pour et cinq abstentions. Les gouvernements qui se sont abstenus - Russie, Chine, Inde, Brésil, Allemagne - représentent pourtant la grande majorité de l'humanité. Même si l'Union africaine avait décidé d’être contre une intervention extérieure et a appelé à une résolution politique du conflit, les deux gouvernements africains au Conseil de sécurité -Nigeria et l’Afrique du Sud - ont voté en faveur de la résolution, avant que ce dernier se rétracte quand il a découvert l'ampleur de l'intervention qui a réellement eu lieu. La deuxième chose importante sur le processus de l'ONU, c'est que, si le Conseil de sécurité est au coeur du processus de justification, il est périphérique dans le processus d'exécution. Après avoir autorisé l'intervention, le Conseil a laissé sa mise en oeuvre aux États membres, agissant à titre national et à des organisations. En pratique, l’application de la résolution 1973 peut être exercée que par ceux qui possédaient les moyens de le faire. Alors, elle est passée du Conseil de sécurité aux États-Unis et à l'OTAN. Si la légitimation est internationale, la mise en oeuvre est privatisée, en passant sous le contrôle des États membres les plus forts. Le résultat final est une coalition autoconstituée de pays volontaires. Mais le cas libyen est encore plus particulier, dans la mesure où cette chute du régime a été forcée par l’intervention de l’OTAN, sous le couvert des résolutions 1970 et 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, mais sans pour autant, selon l’OTAN, violer l’esprit et la lettre de la Charte des Nations Unies. Tous ceux qui ont des doutes devraient prêter attention à l’explication fournie par le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen : « l’OTAN et ses partenaires ont appliqué avec succès le mandat historique de l’Organisation des Nations Unies pour protéger le peuple de la Libye ». L’exportation de la démocratie par le biais de l’OTAN n’est pas vraiment ce que les peuples arabes attendaient même si nous avons vu bizarrement des gens réclamer son intervention.

Ban Ki-moon, le bienfaiteur armé

Le veto récent de la Chine et de la Russie contre une résolution similaire sur la Syrie (cette fois sans l’exclusion aérienne) est la première réponse à de telles résolutions. La « révolution libyenne » sera peut-être le dernier changement par la force d’un mauvais régime sous le couvert de l’ONU et son fameux Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. D’autant plus que le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, en visite en Libye (mercredi 2 novembre), après les visites de David Cameron et Nicolas Sarkozy, du premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, de la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton, tous faisant partie de l’OTAN, a appelé les autorités syriennes à mettre fin sans délai à « la répression du soulèvement populaire contre le régime du président Bachar al-Assad », avant d’ajouter que « c’est une situation inacceptable, en rappelant que les violences avaient déjà fait plus de 3000 morts » (depuis « la répression brutale des manifestations en Syrie a coûté la vie à plus de 3.500 personnes », a indiqué Ravina Shamdasani, une porte-parole du Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), lors d'une conférence de presse à Genève tenue le 8 novembre). De 3000 morts, nous sommes donc passés à 3500 morts en quelques jours même si selon Mme Shamdasani, depuis l'acceptation par le régime de Damas du plan arabe destiné à mettre fin aux violences 60 personnes de plus ont été tuées par les forces syriennes de sécurité. Reste que c’est le 2 novembre, que les autorités syriennes ont accepté le plan de sortie de crise mis au point par la Ligue arabe, qui prévoit plusieurs mesures destinées à « arrêter la violence dans le pays ainsi qu'à prévenir une ingérence étrangère dans les affaires intérieures de la Syrie ». Pour sa part, l'opposition syrienne rejette l'initiative de la Ligue arabe et continue de réclamer la démission du président Bachar el-Assad. Les États-Unis et l'Union européenne ont appelé le leader syrien à abandonner le pouvoir. Nous sommes donc exactement dans le même scénario que la Libye et avec le même tour de passe-passe puisque les seules victimes reconnues sont « les victimes innocentes désarmées tombantes sous les balles du méchant Bachar el Assad ». En ce qui concerne les autorités du pays, elles font état de 1500 victimes dont plus de 1100 policiers et militaire, mais elles n’arrivent pas, selon un scénario maintenant bien établi, à faire reconnaître « leurs » victimes auprès du HCDH et de Ban Ki-moon - ironiquement le même silence couvre les victimes de l’OTAN. Ainsi, pour Ban ki-moon et Cie Bachar al-Assad devient la réincarnation de Mouammar Kadhafi. Or, justement, c’est ce que souhaite éviter la Russie et la Chine en s'opposant à l'adoption de sanctions contre la Syrie parce qu’elles mèneraient à la guerre telle qu’elle se promeut de nos jours par l’OTAN et l’ONU de Ban Ki-moon. Cette mentalité qui mène à la guerre est inquiétante car unilatérale. Ban Ki-moon pourrait se situer au-dessus de la mêlée pour ne pas hurler avec les loups, surtout quand la meute louche avec insistance sur les réserves pétrolières d’un pays souverain, en prônant le dialogue, l’écoute des différentes parties et le renforcement de la diplomatie.

samedi 1 octobre 2011

L'impunité de Blair plus sacrée que la liberté de Polanski

Roman Polanski, victime d’un coup monté, reçoit enfin son prix à Zurich. Deux ans jour pour jour après son arrestation, le cinéaste, auteur de The Ghost Writer, a enfin pu venir chercher son prix d'honneur. «”Cette fois, il est là!” C'est par ces mots que la présentatrice du gala en l'honneur de Roman Polanski a accueilli mardi soir (27 septembre 2011) le metteur en scène au Festival du film de Zurich. Un moment que l'on attendait tous, une image que l'on osait plus espérer». 

C’est à Zurich le 26 septembre 2009, dans un pays où il croyait pouvoir circuler librement, que les ennuis de Polanski ont commencé. Il y a donc deux ans, on s’en souvient, les autorités suisses ont procédé à son arrestation lors de son arrivée à l’aéroport de Zurich, alors qu’il souhaitait se rendre au festival du film pour y recevoir son prix. Le cinéaste est immédiatement conduit en prison où il terminera son film The Ghost Writer. Puis, après plusieurs mois de détention, le réalisateur a été placé en résidence surveillée dans son chalet à Gstaad. En juillet 2010, il a finalement été libéré. La demande d’extradition a été rejetée par les autorités suisses, les États-Unis ayant refusé de délivrer tous les documents nécessaires.  

Le fait d’utiliser l’invitation à un festival a été ressenti comme une trahison par les cinéastes et auteurs français, européens, américains et du monde entier. «Il leur semblait inadmissible qu'une manifestation culturelle internationale, rendant hommage à l'un des plus grands cinéastes contemporains, puisse être transformée en traquenard policier» (extrait de la pétition contre l’arrestation de Roman Polanski initié par la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques). Alors, comment expliquer qu'une affaire judiciaire jugée il y a 33 ans ait donné lieu à son arrestation? Pourquoi la Suisse a-t-elle, subitement, décidé de l’arrêter, alors que celui-ci se rendait régulièrement dans le pays, en particulier parce qu’il y a un chalet à la station de ski de Gstaadt, dont il est le propriétaire depuis 30 ans? 

Cette arrestation spectaculaire avait une seule motivation : le film The Ghost Writer où un «nègre» littéraire découvre le sulfureux passé de son patron, un ex-premier ministre inspiré par Tony Blair. Un brave gars, au talent modeste, se retrouve chargé d'écrire les Mémoires de l'ancien Premier ministre britannique Adam Lang... Tâche complexe puisque Lang est poursuivi par la vindicte populaire depuis qu'il a engagé son pays dans l'invasion militaire de l'Irak... Le personnage fait d'autant plus penser à Tony Blair qu'il est doté d'une épouse brune au caractère difficile - modèle Cherie - et d'un ancien ministre devenu son pire détracteur - modèle Robin Cook - explique Robert Harris l’auteur du livre The Ghost. «Je pensais d'abord écrire une pièce de théâtre. J'avais pensé à cette idée d'un triangle entre un nègre , un leader politique et sa femme, jeune de préférence. Je n'arrivais pas à trouver qui serait ce leader politique.  En septembre 2006, un flash à la radio nous informait qu'on cherchait à poursuivre Tony Blair devant une cour de justice internationale, et le seul moyen d'échapper à la justice pour lui était de s'exiler aux États-Unis. Lorsque je fais son bilan, je ne vois pas une seule de ses initiatives qui n'ait pas été orchestrée en faveur des États-Unis» (propos recueillis par Samuel Blumenfeld, Le monde 02.03.10).

L’arrestation de Roman Polanski était directement reliée au portrait peu flatteur de Tony Blair alias Adam Lang. Car il n’était pas envisageable, pour les amis de Tony Blair, que le film The Ghost Writer et sa promotion par le cinéaste relancent la campagne contre la scandaleuse impunité dont il profite malgré sa responsabilité dans les crimes d’agression, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité en Irak. Faut-il alors s’étonner du soutien indéfectible de quelqu’un comme Bernard Henri Lévy auprès de Polanski quand on sait qu’il a appuyé avec ferveur la guerre en Irak? Non, puisqu’avoir un défenseur comme Bernard Henri Lévy enlève tout soupçon sur le motif réel de l’arrestation de Polanski à Zurich.

Bernard Henri Lévy lance une première pétition sur le net dès le 26 septembre 2009 le jour de l’arrestation de Roman Polanski à croire qu’il avait été prévenu. Laura Tufféry dans «Roman Polanski, une question de survie» parle de Bernard Henri Lévy et de «ses nombreuses interventions dans la presse écrite et audiovisuelle, sa visite remarquée au cinéaste, et un discours qui évolue de la prise de parole au compte rendu régulier de la situation du réalisateur, l'identifient de plus en plus comme le porte-parole de Roman Polanski auprès de l'opinion publique nationale et internationale». Aussi, Roman Polanski sera de la fête pour les vingt ans de la revue La règle du jeu fondée par Bernard Henri Lévy. Polanski ému confiera à Arielle Dombasle : «Bernard Henri est devenu un vrai ami». Qui pourrait croire après cela que son arrestation avait à voir uniquement avec le contenu du film The Ghost Writer?

mardi 13 septembre 2011

La guerre morale américaine en Afghanistan

Le 1er décembre 2009, le président Barak Obama annonçait le déploiement de 30 000 soldats supplémentaires en Afghanistan :  «Je ne prends pas cette décision à la légère. Je la prends parce que je suis convaincu que notre sécurité est en jeu en Afghanistan et au Pakistan. C’est de là que nous avons été attaqués le 11 septembre 2001 et c’est là que se préparent de nouveaux attentats à l’heure où je vous parle». Et comme chef de guerre responsable, il dit à ses troupes : «Allons finir le travail». Neuf jours plus tard, Obama recevait son prix Nobel de la paix et défendait le concept de «guerre juste» en Afghanistan et au Pakistan. Mais si les ripostes des États-Unis sont considérées comme légitimes, celles de l'Afghanistan et du Pakistan sont exclusivement traitées de crimes terroristes.
La rhétorique d’Obama rappelle, bien sûr, celle de son prédécesseur Georges W. Bush qui, à la suite des attaques du 11 septembre, avait déclaré : «Nous voulons démanteler, éradiquer et vaincre ceux qui nous ont attaqués». Le 13 septembre, le secrétaire d’État de l’époque, Colin Powell, précisait : «Nous avons pensé [...] qu’il serait utile d’indiquer au leadership pakistanais [déjà] à tous les niveaux que nous attendons à recevoir leur entière collaboration...» Et le président Bush, lui qui avait déclaré que les attentats étaient des «actes de guerre», ajoutait que cet ennemi (sans le nommer) «ne pourra pas se cacher tout le temps et ses refuges ne resteront pas sûrs tout le temps». Il annonçait aussi «une lutte monumentale entre le bien et le mal», et disait-il : «le bien triomphera» (on connaît la suite). De son côté, l’attorney général John Ashcroft déclarait : «certains pirates de l’air ont suivi des cours de pilotage aux États-Unis ». Il confirmait qu'«un grand nombre des pirates de l’air avait déjà été identifié, permettant de diriger les efforts vers l’identification de complices situés aux États-Unis». Mais, jamais par la suite, nous avons entendu parler de ces fameux complices présents sur le territoire américain. Et comment ne pas avoir été  surpris devant l’efficacité soudaine des services de sécurité, eux qui pourtant n’avaient rien vu venir, rien su, rien entendu de la préparation de la plus retentissante attaque terroriste de l’histoire à laquelle pas moins de dix-neuf pirates de l’air auraient participé. Or si les attentats étaient partis du sol américain, cela n’empêcha pas le président Georges W. Bush de diriger les soupçons vers l’extérieur, et plus précisément sur Oussama ben Laden et al-Qaïda et sur le régime des talibans qui coopère avec eux, car selon lui il s’agissait d’une attaque orchestrée de l’étranger contre les États-Unis. Toutefois, aucune preuve plausible n'était présentée. De plus, le Congrès s’empressa d’adopter une loi stipulant que les États-Unis étaient «habilités à répliquer conformément au droit international (sic) ». Mais depuis quand la vengeance fait-elle partie du droit international? Quant à Ben Laden, lorsqu’il parlait en son nom propre, et non par l’entremise de la CIA, n’a-t-il pas toujours nié être responsable des attentats du 11 septembre?

Pourquoi alors, au lendemain des attentats, l’Afghanistan devenait-il l’ennemi tout désigné? Et pourquoi était-ce si facilement accepté par la communauté internationale?Rappelons que, dès le 12 septembre, l’ONU abondait dans le même sens que les États-Unis. Elle adoptait la résolution 1368 condamnant les attentats de la veille, elle réaffirmait le droit des pays à la légitime défense (sic) et elle appelait la communauté internationale à supprimer le terrorisme et à tenir responsable tous ceux qui aident ou appuient les auteurs, organisateurs et commanditaires d’actes terroristes. Que l’ONU condamne l’attaque est une chose, mais que les Américains se servent de l’ONU comme d’un paravent le temps de justifier une attaque contre l’Afghanistan sous prétexte de la légitime défense alors qu’aucune preuve de son implication n’a été produite, en est une autre. Or comment une affirmation aussi peu plausible que «le complot a été conçu en Afghanistan» a-t-elle pu être entendue par tous ou presque sans que celle-ci n’ait déjà été construite et ce bien avant le 11 septembre 2001? 

Pour répondre, il nous faut remonter à la campagne de lynchage médiatique qui a eu lieu après la prise de pouvoir des talibans en 1996, et qui a atteint un sommet en mars 2001, au moment de la destruction des Bouddhas de Bâmiyân par les talibans. Au Canada, par exemple, nombre de journalistes se considéraient comme des soldats des valeurs occidentales et rivalisaient en déclarations convenues. Ne parlait-on pas déjà d’un Afghanistan démocratique, pacifique, reconstruit et soucieux d’égalité entre les sexes? (Rappelons que l’époque où les femmes ont disposé du plus de droits, à Kaboul au moins, a été la période communiste. L’Occident, pourtant, a préféré aider les moudjahidins, les djihadistes, les talibans pour nuire aux Soviétiques). Dans ce lynchage médiatique, Radio-Canada et sa journaliste vedette Céline Galipeau - depuis promue chef d'antenne - n’ont pas été en reste dans la diabolisation du «non-civilisé» taliban. Cette campagne médiatique désignant le taliban comme hors du genre humain, niait l’humain dans un être manifestement humain. Il devenait donc licite de le supprimer. Dès lors, il est évident que tuer un taliban - et la catégorie ne cessera pas de s’agrandir - n’était plus considéré comme un crime. De plus, la présentation du taliban comme un «barbare» (le maire de Québec, Régis Labeaume, reprendra le terme en 2009) avait pour conséquence de ne pas situer la croisade sur le plan des droits humains, mais sur le plan du bien et du mal. Dans la mesure où une telle campagne de propagande utilise à chaque fois un ennemi tout prêt, elle conduit à reporter le Mal sur l’adversaire présent ou futur. Et une telle campagne suggère à la masse médiatisée que les ennemis les plus différents appartiennent à la même catégorie. Dès lors, il faut toujours mettre dans le même sac une pluralité d’adversaires les plus variés : les talibans, les moudjahidins, les djihadistes, les islamistes, bien sûr, mais aussi les nationalistes comme les Pachtounes qui sont la majorité dans les rangs «talibans», les Palestiniens, les Irakiens, les Serbes, etc. Et il faut y ajouter une liste de noms symbolisant le mal : Slobodan Milosevic, Jean-Bertrand Aristide, Ben Laden, Saddam Hussein, Mahmoud Ahmadinedjab, et plus récemment Mouammar Kadhafi, etc. Tout cela pourquoi? Pour qu’il semble à la masse médiatisée occidentale que la lutte est menée contre un seul ennemi (et peu importe le nom : goulag, dictature, terrorisme, islamisme, etc.). Cela ne fortifie-t-il pas d'ailleurs sa foi dans son propre droit et n’augmente-t-il pas son indignation contre ceux qui sont tombés du mauvais côté de l’ordre mondial? Ainsi, cette masse médiatisée, symbole «du village global» cher à McLuhan, n’aura connaissance des talibans, devenus des monstres, qu’à travers ces reportages (commandités?) de journalistes occidentaux et affiliés, lesquels cautionneront et légitimeront l’attaque américaine de l’Afghanistan en défense du Bien. La «guerre juste» n'a même plus besoin de se légitimer juridiquement puisqu'elle se fait légitimer à l'avance par les médias.

Dix ans après le 11 septembre 2001, on se pose encore la question : n’a-t-il pas été autre chose que la fabrication d’une justification d’opérations déjà planifiées en Afghanistan et au Pakistan? 

























dimanche 24 juillet 2011

Une biofiction de Nikola Tesla par Jean Echenoz

La dernière des trois «biovies» de Jean Echenoz romance la vie flamboyante et tragique de Nikola Tesla (1856-1943).  Avec Des éclairs, après Ravel (Maurice Ravel, 2006) et Courir (Emile Zatopek, 2008), Jean Echenoz a de nouveau choisi un personnage réel, qu’il nomme Gregor, pour nourrir le héros de sa biofiction. Impossible ici de montrer tout ce qui relie ces trois vies. Mais on ne peut qu’être frappé par la grande solitude, outre son génie inventif, que Gregor alias Tesla a en commun avec Ravel, et par l’importance du contexte historique, qui agit autant sur le scientifique que sur l’athlète. Des éclairs, c’est donc l’histoire d’un surdoué, d’un scientifique génial, mais à l’existence vaincue par ses concurrents et par ses tragiques entêtements.   Des trois biovies, la vie de ce scientifique utopiste semble être la plus fatale puisque son ennemi n’est pas extérieur mais intérieur. Gregor, enfermé en lui-même, se sabote à force d’orgueil, de vanité, d’aveuglement. Il se heurte au capitalisme triomphant où la concurrence et la rivalité des intérêts font coïncider un formidable progrès scientifique avec une économie de marché naissante.  Voilà pour sa «biographie» romanesque.  

Mais quand est-il de sa biographie scientifique? Est-ce l’influence d’Internet, qu’Echenoz dit avoir consulté pour connaître le personnage réel, qui lui faire dire certaines énormités comme Röntgen lui piquera les rayons X et Marconi, la radio?  Voilà donc un sombre génie à qui il n'aura servi à rien de déposer 700 brevets ni de révéler des phénomènes dont d'autres exploiteront les promesses : «la radio. Les rayons X. Le radar. L'air liquide. La télécommande. Les robots. Le microscope électronique. L'accélérateur de particules. L’Internet. On en passe» (p.80). C’est heureux! Le dépôt de plus de 700 brevets ne prouve pas que Gregor-Tesla a bien compris le système des brevets aux États-unis et son rôle dans l’essor de l’économie américaine.  C’est en effet grâce à la médiation du brevet que l’invention devient innovation en ce sens qu’acquérant une valeur marchande et devenant commercialisable, elle est définitivement introduite dans l’activité économique. Cette préoccupation économique est inscrite dans le préambule de la Constitution, qui fait explicitement référence au « bien-être général » de la nation Ce système stimula, en même temps que l’innovation, un essor économique qui devait assurer aux États-Unis un leadership incontesté à la fin du XXe siècle. 

Jefferson futur responsable, en sa qualité de secrétaire d’État, de l’office des brevets qui sera créé par la loi de 1790 récuse la référence à une propriété de l’inventeur sur ses idées, c’est-à-dire qu’il réfute la référence à la propriété intellectuelle comme droit naturel. À partir du moment où une idée est diffusée, elle devient un bien commun. Et c’est là que le brevet devient ce médiateur, car tout en sauvegardant le privilège de l’inventeur de jouir des fruits de son invention (ce privilège sera limité dans un premier  temps à quatorze ans) celui-ci est accordé en contrepartie de la divulgation de l’invention. Le brevet est publié, donc ouvert à tous, et il  doit contenir un descriptif suffisamment clair et précis de l’invention pour que celle-ci puisse être reproduite par une personne versée dans le domaine. Les États-Unis furent donc les premiers à se doter d’un système de brevet que l’on peut qualifier de « moderne » par lequel les inventeurs étaient récompensés et l’intérêt collectif sauvegardé. Tel que le soulignait Georges Washington le 3 janvier 1790 devant le Congrès des États-Unis, le but ultime était « d’induire efficacement l’introduction d’inventions utiles et nouvelles, en provenance de l’étranger, de même que de stimuler l’adresse et le génie indigène pour la production de telles inventions ». En effet, le choix fait par les Pères fondateurs d’inscrire le brevet dans le texte fondateur de la République américaine témoigne de l’importance qu’ils accordaient à l’innovation et à sa diffusion et, de fait, le système américain des brevets apporta, pendant deux siècles, une solution de compromis efficace à l’équation contradictoire qu’ils avaient cherché à résoudre : favoriser l’innovation en protégeant le droit de l’innovateur, mais aussi permettre que sa diffusion ait des retombées positives sur l’ensemble de la collectivité nationale. C’est peut-être cela que Tesla n’avait pas bien saisi, car si le brevet a pour première fonction de protéger les inventeurs, l’autre fonction est d’informer les innovateurs.  Le brevet vise donc à favoriser simultanément l’innovation et la diffusion de la connaissance par la reproduction possible de l’invention. En somme, la base de la science moderne.

Prenons l’exemple des rayons X. L’histoire raconte qu’en 1869, le Britannique William Crookes met au point le tube électronique à cathode froide, dit tube de Crookes. Près de vingt-cinq ans plus tard, en 1895, le physicien allemand Wilhelm Röntgen parvient, en s'appuyant sur cette invention, à mettre en évidence l'existence des rayons X. Le tube de Crookes se compose d'une ampoule de verre, dans laquelle règne un vide partiel, contenant deux électrodes. Lorsqu'un courant électrique traverse l'ampoule, le gaz résiduel s'ionise, formant des ions positifs qui libèrent des électrons en venant frapper la cathode. Ce rayonnement d'électrons, appelé rayons X, bombarde le fond luminescent du tube et illumine la paroi. À cette époque, les physiciens (Tesla était-il de cela?) s’intéressaient aux effets engendrés par une décharge électrique créée entre deux électrodes placées dans un tube de verre où l’on a fait le vide. Les parois du tube émettent en effet une lumière verdâtre (fluorescence). Crookes avait imputé cette lumière à l’impact, sur le verre, d'un rayonnement produit par la décharge. Ce rayonnement, encore mystérieux, fut appelé "cathodique", car il provenait de l’électrode négative : la cathode. Le soir du 8 novembre 1895, Röntgen mit en marche le « tube de Crookes » (1869) et remarqua une lueur provenant d’un écran luminescent posé, par hasard, sur une table située à distance. Cette lueur ne pouvait avoir été créée par l’impact des rayons cathodiques car ceux-ci sont rapidement arrêtés par le verre et l’air. Röntgen comprit très vite qu’un autre type de rayonnement, invisible et pénétrant, était sorti du tube pour provoquer la luminescence observée. Ce rayonnement énigmatique, il le nomma un peu plus tard : rayons X. Ce qu’on peut conclure, c’est que les rayons X ne passent absolument pas par Tesla.   Et si on devait remonter tout au début, pourquoi ne pas attribuer les rayons X à Crookes puisqu’il est à l’origine de la preuve de leurs existences possibles?  Si on suit la science en action, comme dirait Bruno Latour, les objets techniques deviennent les éléments les plus omniprésents, juste après les descriptions techniques, c’est-à-dire les brevets. 

À l’exemple de Heinrich Hertz et les ondes électromagnétiques dont il démontra en 1887 l’existence, venant ainsi confirmer la théorie de Maxwell sur l’existence de celles-ci. Cependant de Maxwell on pourrait remonter à Faraday, à Ampère puisque ses équations découlent des travaux précédents sur l'électricité et le magnétisme réalisés par ceux-ci. Mais c’est à Hertz que l’on attribue l’acte de leurs naissances (à juste titre). Il mit en évidence par l’intermédiaire d’instruments, d’objets techniques la transmission à distance des ondes électromagnétiques confirmant dans son ensemble la théorie de Maxwell. Plus surprenant encore, sans que lui-même pense aux ondes radio, sa «découverte» fut considérée comme l’acte de naissance scientifique de la radiotechnique et il fut reconnu comme le père des ondes radioélectriques auxquelles justement on donna le nom «d’ondes hertziennes». C’est pourquoi, le fait de considérer sérieusement Tesla comme le créateur de la radio sous le brevet17 déposé à l'United States Patent and Trademark Office le 20 mars 1900 comme on le trouve écris dans l’Internet n’a pas de sens malgré qu’on avance qu’avant que Tesla n'obtienne la primauté de l'invention, celle-ci était attribuée, à tort, à Marconi, plus populaire et meilleur homme d'affaires. «Véritable inventeur de la radio, il gagnera en 1943 son procès intenté à Marconi pour contrefaçons de brevets (quelques mois après sa mort la Cour suprême va trancher dans le procès avec Marconi qui aurait utilisé 17 des idées déposées par Tesla).» Mais trop tard, on peut lire, le nom de Marconi restera attaché à la radio. Néanmoins, cela n’empêche pas Tesla d’être considéré comme le prouve le 50e anniversaire de l’invention de la radio en Tchécoslovaquie qui pour l’occasion émit une série de timbres-poste à l’effigie des six inventeurs de la radiodiffusion : il s’agissait de l’Allemand Heinrich Hertz, du Français Édouard Branly, du Russe Alexandre S. Popov, de l’Italien Guglielmo Marconi, du Yougoslave Nikola Tesla et de l’Américain Edwin H. Armstrong. L’invention de la radio est évidemment une oeuvre collective  et à laquelle d’ailleurs on pourrait ajouter beaucoup d’autres noms.  Quant à l’opposition Tesla / Marconi, elle n’a de signification que parce qu’elle se plaçait au sein du compromis sur les brevets, toutefois dans leur fonctionnement ils étaient proche, car comme Marconi, Tesla adorait les représentations publiques destinées, notamment, à convaincre le monde des affaires de financer ses détonantes recherches. On peut citer, parmi ses nombreuses expériences, les ondes terrestres stationnaires ou "onde Tesla" (1899) qui lui permettent, lors d’une expérience célèbre, d’éclairer 200 lampes à 40 kilomètres... sans fil ! C’est là la grande différence avec quelqu’un comme Marconi, car Tesla pensait plus à transmettre à distance de l’énergie électrique que des signaux - participant à la radiotechnique plutôt qu’à la radiocommunication. Cependant, il sera un précurseur dans l’emploi des courants à haute fréquence permettant de passer des ondes amorties aux ondes entretenues les seuls pouvant transmettre sans fil la voix humaine à distance, mais des difficultés financières l’ont obligé à les abandonner pour de bon en 1900. Quoi qu’il en soit, l’avenir de la radiophonie ne passera pas par l’électricité mais par l’électronique, l’électron, les tubes électroniques, les courants faibles, etc. De toute façon, on n’en finira jamais avec ces histoires de violations de brevets et les batailles judiciaires qui s’en sont suivies.  Enfin pour revenir à la polémique acerbe entre Marconi et Tesla, ce qu’on peut en dire, c’est que très tôt Marconi, à l’inverse de Tesla, avait compris que l’avenir de radio est à base de sens plutôt que de kilowattheure.  

Ainsi, rien n’arrête Echenoz pris à ses propres sortilèges, et prêt à faire de Nikola Tesla un nouveau Jules Verne qui, comme on le sait, avait tout prévu, tout, sauf l’automobile. De la même manière, Tesla serait à l’origine de toute une série d’inventions qui irait jusqu’à celle de l’Internet, mais il n’avait pas prévu l’ordinateur. Mais sans rien anticiper, il est, quand même, scientifiquement et techniquement parlant, à la page. Par contre, il a choisi d’être à sa manière radicalement orgueilleuse au-delà de l’économique, et c’est cela même qui le rattrapera plus tard, violemment, cruellement puisqu’il finira seul, dans la misère, entouré de pigeons, malade et oublié, dans un hôtel minable (Zola ressuscité). Loin donc, d’être en avance sur son temps, Tesla, sur ce point, est même fort en retard sur son pays d’accueil et son modèle économique dont le brevet est, en quelque sorte, coexistant à sa fondation. Le malheur de Tesla ne vient-il pas qu’il a trop cru dans le système américain des brevets, où c’est l’État qui octroie le brevet et garantie que les tribunaux feront respecter le droit exclusif de propriété à son détenteur? Toutefois, il ne s’agissait pas là d’une faveur, mais bien de la reconnaissance d’un droit que les tribunaux devaient faire respecter. Reste que, si les systèmes arbitraires précédents de privilèges sont abolis, les monopoles restent. On peut même ajouter que le système américain des brevets favorise la constitution de monopoles, car le droit exclusif d'exploitation est un «droit négatif», interdisant à des tiers d'utiliser, produire, importer ou vendre l'invention couverte par le brevet sans le consentement du titulaire. 

Tesla alias Gregor a-t-il cru naïvement en cela? A-t-il vraiment cru dans le brevet comme instrument juridique protégeant ou plus précisément donnant la primauté à la propriété intellectuelle sur la propriété industrielle? (D’ailleurs la première convention dite de Paris sur la protection de la propriété industrielle date de 1883 et ratifiée en 1887 par les États-Unis, alors que le même genre de convention sur la propriété intellectuelle verra le jour qu’en 1967.) Et si Tesla a cru sincèrement dans le principe de la protection de la propriété intellectuelle, le développement des États-Unis lui prouvera qu’il avait tort. Car le brevet comme médiateur entre deux principes contradictoires n’aura été qu’un marché de dupes. Tout le monde a fait des bénéfices sauf le pauvre Tesla dépositaire pourtant de plus de 700 brevets. La validité de cette thèse semble établie puisqu’en même temps de grandes sociétés sont nées et se sont développées grâce à l'exploitation de brevets. À l’exemple de la société Western Electric Co.(celle-là même qui avait employé Tesla et avait conclu avait lui le deal du siècle), et bien sûr General Electrique fondé en 1892 par la fusion (déjà) d'une partie de Thomson-Houston Electric Company et d'Edison General Electric Company. Plus tard fut fondée la Radio Corporation of America (RCA). D’autres sociétés analogues virent le jour dans différents pays. Par exemple, en Angleterre dès 1897, Marconi créait la société Marconi Company Ltd, (rebaptisé la Marconi Wireless Co. en 1900). En Allemagne, c’est dès 1903 que Siemens et l’AEG créaient la société Telefungen pour l’exploitation des brevets de Braun et d’Arco, etc. Bref, dès ces premiers balbutiements, le développement industriel n’a pas été qu’une affaire d’invention, de dépôt de brevet, de laboratoire, mais de moyens financiers, et ce fut, par exemple, un des atouts de Marconi. 

Dans courir, son héros Zatopek se heurtait à la politique de son pays. Dans Des éclairs, son héros Tesla-Gregor se heurte au système capitalisme. Mais Echenoz exprime haut et fort son désir de ne pas être critique et de considérer les choses qu’à un niveau individuel. Et c’est par la vie individuelle de chaque héros qu’il va appréhender le réel qui la façonne.

dimanche 15 mai 2011

La photo qui nous cache Ben Laden

Le premier coup d’oeil sur la photo nous apprend de quoi elle est faite. D’un manque. Ce qui ne peut pas être montré, c’est bien connu, va passer dans le discours, car sans ce dernier cette photo ne dit rien du tout. Pete Souza est photographe officiel à la Maison-Blanche.

Je regardais hier soir le film «L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford» de Andrew Dominik, avec Brad Pitt (Jesse James) et Casey Affleck (Robert Ford). Puis, je ne sais pourquoi, ce film m’a fait pensé à l’assassinat au Pakistan d’Oussama Ben Laden peut-être après avoir appris que le commando chargé de son exécution avait baptisé l’opération « Geronimo » comme au plus beau jour du Far West et de la justice expéditive. Dans un registre donc typiquement américain de la vengeance, le président Barack Obama a déclaré : « Justice a été rendue ». Cet assassinat mettait fin à dix ans de traque et à la plus vaste chasse à l’homme jamais lancée à l’échelle internationale par les autorités américaines qui, rappelons-le, offraient une prime de 25 millions de dollars pour sa capture. D’ailleurs, n’a-t-on pas vu aux États-unis (mais pas au Pakistan apparemment), un peu partout, des portraits de Ben Laden portant la légende «WANTED : DEAD OR ALIVE». 

C’est donc la même mentalité qui perdure, car à l’époque de l’assassinat de James par Ford, il était aussi question d’une récompense de 10.000$ offerte par le gouverneur du Missouri, Thomas T. Crittenden, le vrai commanditaire du meurtre.  Là non plus, il n’avait pas été envisagé, de prendre James vivant. Une autre constance, la version de l’assassinat de James est donnée par l’assassin Robert Ford sous la forme d’une lettre à son commanditaire, le gouverneur Thomas Crittenden. Mais là s’arrête la ressemblance, car il n’était pas question en plein essor de la «presse libre» de faire disparaître le corps et d’annoncer simplement que le grand Jesse James est mort sans autre forme de procès. Au contraire, la photo du corps de James a servi de preuve de sa mort et de gloire pour Ford. Dans les journaux, l’assassin et sa victime paraissent sur le même cliché. Des photos de son cadavre sous forme de photo-carte sont vendues 2 dollars...  

Aujourd’hui, c’est l’inverse, la première photo publiée est celle du pouvoir se mettant en scène.  Sur la photo, on voit Barack Obama, Hilary Clinton, Robert Gates et les conseillers du président suivent en direct l’opération depuis la «situation room» située dans les sous-sols de la Maison-Blanche.  Sur cette photo, le pouvoir s’adresse à ce qui est invisible à la fois par les regards tous dirigés vers un hors-champ et par l’absence totale d’Oussama Ben Laden. Mais nous pourrions le voir si la photo se prolongeait vers l’avant, jusqu’à montrer le commando en train de l’assassiner. 

En rentrant dans la photo ce qui attire le regard tout de suite c’est Hillary Clinton la main sur sa bouche qui accompagne son regard signifiant l’horreur de ce qu’elle regarde. C’est par elle que passe la mort, supposée en direct, de Ben Laden. Tous regardent (sauf un), les têtes légèrement levées; ils fixent un hors-champ, mais que nous, les spectateurs, suivant l’information, nous pouvons facilement attribuer puisque ce hors-champ, c’est l’opération commando en cours.  Le spectacle qu’ils observent est pour nous invisible puisqu’il n’est pas sur la photo et puisqu’il se situe précisément en ce hors-champ.  Et pourtant, cette invisibilité comment pourrions-nous éviter de la voir, là sous nos yeux, puisqu’elle a, dans la photo, sa figure dans celle d’Hilary Clinton.  Le spectacle - la mort en direct de Ben Laden - qu’ils contemplent en avant de la photo, mais non visible par nous, renvoi à un champ extérieur. Cependant, cette «réalité» est projetée à l’intérieur de la photo et passe par le seul personnage tête baissée et les yeux dirigés vers son clavier. C’est grâce à ce personnage bardé de médailles qu’on sait qu’il se passe quelque chose à l’extérieur de la photo.  Il restitue comme par subjugation ce qui manque à chaque regard dans la photo. Il est, à celui du spectateur, le centre réel de la scène dont il a pris la place comme par effraction, car sa fonction est d’attirer à l’intérieur de la photo ce qui lui est intiment extérieur : le commando et Ben Laden. Assis dans son gros fauteuil il rend le président Obama assis à sa gauche chétif, mais l’immobilité attentive de ses yeux levés le rend tout de même visible aux regards des spectateurs. 

Du fond de la pièce, vers le devant, l’attention toute tirée vers l’écran invisible restitue la visibilité de ce qui demeure hors du regard de l’objectif et emporte les spectateurs, sous ce regard qui est aussi le nôtre, vers le lieu où le crime se perpètre (entériné par l’attitude contrastée D’Hilary Clinton). Car cette invisibilité n’est pas celle du caché pour cacher l’événement. Au contraire, elle s’adresse à ce qui est nécessairement invisible puisque tout simplement non montrable. La mise à mort de Ben Laden (vrai ou fausse) doit sortir du cadre de l’objectif. Il suffira donc de dire que le pouvoir a composé une mise en scène, et qu’il s’est représenté lui-même dans son bunker en train de regarder une supposée action de commando allant tuer Ben Laden.