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vendredi 21 décembre 2012

Les Walton, Forbes et le surprofit


 « Plus nous envisageons sèchement les choses, plus notre admiration va augmenter en constatant que des dizaines de milliers de produits différents suivent leur route avec la ponctualité la plus étonnante comme si une main invisible les guidait vers leur lieu de destination. [...] Cette main invisible ne mène pas seulement ces différentes sortes de marchandises sur leur chemin, non, plus encore, qu'elle garantit de la manière la plus étrange et la plus sûre cette cohésion généraIe des choses produites au nom de l'échange que nous appelons le marché mondial. [...] Heureux le monde qui sera un jour une unique foire emplie du bruit des marchands et des acheteurs! »  
 Adam Smith 

 « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, c’est-à-dire l'ensemble des conditions sociales. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement incessant de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette instabilité éternelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu se scléroser.
Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations. En exploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné une forme cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a dérobé le sol national sous les pieds de I'industrie. Les vieux métiers nationaux sont détruits, ou le seront bientôt. Ils sont détrônés par de nouvelles industries, dont l'adoption devient un problème vital pour toutes les nations civilisées, et qui emploient des matières premières provenant, non plus de I'intérieur, mais des régions les plus éloignées. Les produits industriels sont consommés non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde. Les anciens besoins, satisfaits par les produits indigènes, font place à de nouveaux qui réclament pour leur satisfaction les produits des pays et des climats les plus lointains. L'ancien isolement et I'autarcie locale et nationale font place à un trafic universel, une interdépendance universelle des nations. 
Par suite du perfectionnement rapide des instruments de production et grâce à l’amélioration incessante des communications, la bourgeoisie précipite dans la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine. Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, d’adopter le mode de production bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image. » 
Karl Marx et Friedrich Engels


Sam Walton fondateur de Walmart

Selon le magazine Forbes, la fortune cumulée de la famille Walton de la compagnie Walmart atteint 119.4 milliards de dollars, loin devant le fondateur de Microsoft Bill Gates qui détient seulement un total de 66 milliards de dollars et aussi de Carlos Slim Helu & famille qui avec sa première place mondiale ne détient que 69 milliards de dollars. Reste qu’individuellement les Walton se classent respectivement sixième avec pour Christy Walton une fortune de 27.9 milliards de dollars, suivi de Jim Walton qui se classe septième avec une fortune de 26.8 milliards de dollars, puis Alice Walton à la huitième place avec une fortune de 26.3 milliards de dollars et fermant la marche à la neuvième place du top 10 S. Robson Walton avec une fortune de 26.1 milliards de dollars. Enfin, d’autres membres de la famille se classent plus loin dans le palmarès des 400 Américains les plus fortunés : Ann Walton Kroenke se retrouve à la 79e place avec une fortune de 4.5 milliards de dollars, et Nancy Walton Laurie se retrouve à la 100e place avec une fortune de 3.9 milliards de dollars. 


Comment les Walton ont-ils amassé une fortune aussi colossale?


Comment le système capitaliste libéral (il faut appeler les choses par leur nom) fonctionne-t-il aujourd’hui pour qu’une famille y détienne une plus-value à ce point exorbitante? Sur quoi cette dernière repose-t-elle? Quels sont les éléments propres à la nouvelle configuration du monde capitaliste qui définissent Walmart comme le modèle à suivre? Modèle basé, rappelons-le, sur la réduction inexorable des coûts du travail et sur l’autel des prix toujours plus bas. C’est le côté funeste du slogan « chaque jour des prix bas » (everyday low prices). Tout se passe comme si s’étant habitués à avoir de faibles augmentations de salaire voire un recul depuis de nombreuses années les salariés attendaient en contrepartie une baisse continue des prix. Gagner moins pour payer moins serait le dernier slogan en vogue dans l’économie de marché. Cela se traduit par une hypersensibilité générale à toute hausse des prix même lorsque cette dernière est faible. Et à ce petit jeu des bas prix, c’est Walmart qui est aux avant-postes de la défense du pouvoir d’achat avec la généralisation du low cost (faible coût) à toutes les familles de biens et de services. Toutefois, le pouvoir d’achat a cessé de résulter de la confrontation entre la dynamique des revenus et celle de la hausse des prix (inflation), puisque Walmart tend à concentrer l’observation sur ce second facteur plutôt que sur le premier. Ainsi, par son attention continue et quasi obsessionnelle aux bas prix — à la consommation, mais aussi à la production, aux transports, etc. —, Walmart rejoint ici ce qu’on peut qualifier de syndrome de l’inflation qui a contaminé le corps économique de la planète entière et qui se traduit dans l’indice des prix à la consommation à partir duquel est construit le dénominateur servant au calcul du pouvoir d’achat lequel est sans équivoque : mesurer l’inflation

L’enjeu du pouvoir d’achat n’est plus donc la hausse des salaires ni le partage salaire/profit vu que l’indexation des salaires ne joue plus le rôle régulateur qui était le sien lors des « Trente Glorieuses » (1945-1975). En effet, si pendant cette période le corps économique définissait le pouvoir d’achat comme la quantité de biens et de services que l’on pouvait acheter avec le revenu disponible 
 
signifiant qu’une hausse des revenus supérieure à celle des prix faisait progresser le pouvoir d’achat —, étant donné qu’à l’époque de l’économie fordienne de l’après-guerre, du New Deal, ou ce qu’on a appelé également les Trente Glorieuses, c’étaient les revenus qui faisaient le pouvoir d’achat et non pas les bas prix. C’était un système économique et social qui associait une production de masse à une politique du pouvoir d'achat élevé par la hausse et l’indexation des salaires (indexée à l’inflation certes, mais aussi sur les gains de productivité) générant ainsi une augmentation de la croissance continue. (Assez drôlement on peut remarquer que Sam Walton en lançant en 1962 son premier Walmart a bénéficié d’un parfait timing, profitant dans sa phase d’expansion initiale de la prospérité du New Deal propice au développement de la culture consumériste. Par contre, nous dit-on, il était moins admirateur de son système de régulation sociale.) En période d'abondance, lorsque la sphère réelle est alimentée généreusement en monnaie, les entrepreneurs sont de plus en plus nombreux; les affaires marchent et, c’est bien connu, les prix montent. Il convient, bien entendu, d'ajouter que les prix sont fixés, en fonction du marché certes, mais aussi par les entrepreneurs qui obéissent aux impératifs de rentabilité et de profit. Du reste, ces prix sont composés de deux éléments essentiels : les coûts supportés par l'entreprise et les profits qu'elle compte en tirer. Il n'y a pas d'économie libérale d'entreprise sans ces deux facteurs. Ce sont donc, en règle générale, les profits attendus qui font les prix. Mais à défaut de hausse des prix, on assiste à des mouvements continuels d'ajustement sur les coûts, ce dont Walmart s’est fait le champion, en plus de tirer avantage de sa position très concurrentielle (on parle même de « suprématie » dans son secteur de la grande distribution) qui lui permet de vendre au-dessous du prix de marché, mais au-dessus de son prix de production. Les prix des produits, nous dit-on, sont de 10 % à 15 % plus bas chez Walmart qu’ailleurs. Ainsi, l’effet de l’entreprise est tel que l’arrivée d’un magasin Walmart pousse les prix et donc les salaires rattachés à la baisse dans l’ensemble des magasins de la région ce qui leur permet de maintenir les profits tant bien que mal. Un exemple : « Quand Walmart a annoncé son expansion en Californie du Sud, les patrons des chaînes de supermarchés Albertson's, Vons et Ralphs ont demandé à leurs employés de se serrer la ceinture pour absorber le choc. Outre les salaires revus à la baisse, les employés devraient payer davantage pour leur couverture médicale » (exemple tiré de l’excellent livre de Nelson Lichtenstein et de Susan Strasser, Wal-Mart : l’entreprise-monde). Les salaires de ces employés ont par conséquent tendance, sous la pression de la concurrence, à s’égaliser avec ceux des « associés », euphémisme pour « salariés », chez Walmart. Pour autant, il n’y a pas lieu d’insister ici jusqu’à quel point la baisse des salaires et des charges sociales peut coïncider avec la ponction de la plus-value formant la substance du profit, car le classement par le magazine Forbes de la fortune de la famille Walton témoigne fortement de cela. 

En résumé, la définition du salaire coïncide avec la définition du prix. Le salaire est attaché au prix de la marchandise. Le profit et le salaire sont dans un rapport inverse l’un à l’autre. Opposition des 1 % (les plus riches) et des 99 % (envers amer de la « dictature du prolétariat ») dont l’existence économique s’exprime dans le profit et le salaire. Bien entendu, les profits et les bas salaires entretiennent un rapport de complémentarité. Mais ce qui intéresse le capitaliste c'est la plus-value monétisée. La monétisation de la plus-value passe par la vente des marchandises dans lesquelles elle s'incarne; ce qui suppose l'existence d'un pouvoir d'achat suffisant. Or, plus les salaires sont bas plus les difficultés de monétisation sont grandes. Cette contradiction est pleinement une contradiction interne au mode de production capitaliste (oh! les vilains mots) lorsque le capitalisme investit la sphère de production des biens de consommation. La solution est le développement du crédit qui jette un pont entre les deux rives divergentes du développement des forces productives (l’ironie de l’Histoire, c’est que le dernier endroit où elles trouvent les conditions de leur extension est en Chine communiste) et de la capacité de consommation des salariés. On comprend mieux, de ce fait, pourquoi est soigneusement entretenue la boucle prix-salaires-prêts comme pouvoir d’achat. Cependant, le profit monétaire au moment de la vente est précédé du processus de production capitaliste qui consiste foncièrement en la création d’une plus-value tirée du travail vivant non payé. Par exemple, un travailleur chinois travaillant 6 jours par semaine, douze heures par jour pour un salaire mensuel d’environ 100 dollars, et produisant un nombre X du même produit est fondateur du profit, car ce n’est pas dans la vente que se crée le profit, mais bien dans la production. Toutefois, le bouclage du circuit ne se fait que s’il y a vente. C’est alors seulement que Walmart, enfin la famille Walton, pourra s’approprier la plus-value monétaire. Du reste, c’est bien de la combinaison des deux dont nous parle chaque année, le PDG de Walmart quand il nous dit : « nous venons d’enregistrer des ventes records, des profits records, des réinvestissements records dans l’entreprise. Il va pourtant falloir être encore meilleurs »; c'est-à-dire, il leur faudra accroître encore plus la masse de plus-value produite. 

Au final, Walmart participe à ce qui se révèle être le plus vaste processus de prolétarisation industrielle depuis l’époque bourgeoise, il y a plus de deux siècles. Ce qui caractérise ce nouveau stade du capitalisme, et sa mise en place partout dans le monde (l’Inde serait en train de succomber), ce n’est plus la fameuse « main invisible » du marché, mais la séparation entre la consommation de produits et sa base matérielle invisible, c’est-à-dire l’invisibilité de millions de travailleurs anonymes — dont quelques millions de paysans nouvellement prolétarisés comme en Chine — et qui suent dans les usines, dans les ateliers sweatshops, ou maquiladoras. La force de travail mondiale semble être frappée d’invisibilité alors que sa trace est facilement identifiable partout autour de nous. Il suffit de remarquer l’étiquette « Fabriqué en... Chine, Indonésie, Bangladesh, Mexique, Vietnam... » sur les produits de masse, des vêtements aux appareils électroniques. Bref, aujourd’hui la famille Walton et le monde prolétarien, sont en relation croissante, d’un côté la plus-value, de l’autre la main-d'œuvre prolétaire mondialisée.