Messages les plus consultés

dimanche 15 mai 2011

La photo qui nous cache Ben Laden

Le premier coup d’oeil sur la photo nous apprend de quoi elle est faite. D’un manque. Ce qui ne peut pas être montré, c’est bien connu, va passer dans le discours, car sans ce dernier cette photo ne dit rien du tout. Pete Souza est photographe officiel à la Maison-Blanche.

Je regardais hier soir le film «L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford» de Andrew Dominik, avec Brad Pitt (Jesse James) et Casey Affleck (Robert Ford). Puis, je ne sais pourquoi, ce film m’a fait pensé à l’assassinat au Pakistan d’Oussama Ben Laden peut-être après avoir appris que le commando chargé de son exécution avait baptisé l’opération « Geronimo » comme au plus beau jour du Far West et de la justice expéditive. Dans un registre donc typiquement américain de la vengeance, le président Barack Obama a déclaré : « Justice a été rendue ». Cet assassinat mettait fin à dix ans de traque et à la plus vaste chasse à l’homme jamais lancée à l’échelle internationale par les autorités américaines qui, rappelons-le, offraient une prime de 25 millions de dollars pour sa capture. D’ailleurs, n’a-t-on pas vu aux États-unis (mais pas au Pakistan apparemment), un peu partout, des portraits de Ben Laden portant la légende «WANTED : DEAD OR ALIVE». 

C’est donc la même mentalité qui perdure, car à l’époque de l’assassinat de James par Ford, il était aussi question d’une récompense de 10.000$ offerte par le gouverneur du Missouri, Thomas T. Crittenden, le vrai commanditaire du meurtre.  Là non plus, il n’avait pas été envisagé, de prendre James vivant. Une autre constance, la version de l’assassinat de James est donnée par l’assassin Robert Ford sous la forme d’une lettre à son commanditaire, le gouverneur Thomas Crittenden. Mais là s’arrête la ressemblance, car il n’était pas question en plein essor de la «presse libre» de faire disparaître le corps et d’annoncer simplement que le grand Jesse James est mort sans autre forme de procès. Au contraire, la photo du corps de James a servi de preuve de sa mort et de gloire pour Ford. Dans les journaux, l’assassin et sa victime paraissent sur le même cliché. Des photos de son cadavre sous forme de photo-carte sont vendues 2 dollars...  

Aujourd’hui, c’est l’inverse, la première photo publiée est celle du pouvoir se mettant en scène.  Sur la photo, on voit Barack Obama, Hilary Clinton, Robert Gates et les conseillers du président suivent en direct l’opération depuis la «situation room» située dans les sous-sols de la Maison-Blanche.  Sur cette photo, le pouvoir s’adresse à ce qui est invisible à la fois par les regards tous dirigés vers un hors-champ et par l’absence totale d’Oussama Ben Laden. Mais nous pourrions le voir si la photo se prolongeait vers l’avant, jusqu’à montrer le commando en train de l’assassiner. 

En rentrant dans la photo ce qui attire le regard tout de suite c’est Hillary Clinton la main sur sa bouche qui accompagne son regard signifiant l’horreur de ce qu’elle regarde. C’est par elle que passe la mort, supposée en direct, de Ben Laden. Tous regardent (sauf un), les têtes légèrement levées; ils fixent un hors-champ, mais que nous, les spectateurs, suivant l’information, nous pouvons facilement attribuer puisque ce hors-champ, c’est l’opération commando en cours.  Le spectacle qu’ils observent est pour nous invisible puisqu’il n’est pas sur la photo et puisqu’il se situe précisément en ce hors-champ.  Et pourtant, cette invisibilité comment pourrions-nous éviter de la voir, là sous nos yeux, puisqu’elle a, dans la photo, sa figure dans celle d’Hilary Clinton.  Le spectacle - la mort en direct de Ben Laden - qu’ils contemplent en avant de la photo, mais non visible par nous, renvoi à un champ extérieur. Cependant, cette «réalité» est projetée à l’intérieur de la photo et passe par le seul personnage tête baissée et les yeux dirigés vers son clavier. C’est grâce à ce personnage bardé de médailles qu’on sait qu’il se passe quelque chose à l’extérieur de la photo.  Il restitue comme par subjugation ce qui manque à chaque regard dans la photo. Il est, à celui du spectateur, le centre réel de la scène dont il a pris la place comme par effraction, car sa fonction est d’attirer à l’intérieur de la photo ce qui lui est intiment extérieur : le commando et Ben Laden. Assis dans son gros fauteuil il rend le président Obama assis à sa gauche chétif, mais l’immobilité attentive de ses yeux levés le rend tout de même visible aux regards des spectateurs. 

Du fond de la pièce, vers le devant, l’attention toute tirée vers l’écran invisible restitue la visibilité de ce qui demeure hors du regard de l’objectif et emporte les spectateurs, sous ce regard qui est aussi le nôtre, vers le lieu où le crime se perpètre (entériné par l’attitude contrastée D’Hilary Clinton). Car cette invisibilité n’est pas celle du caché pour cacher l’événement. Au contraire, elle s’adresse à ce qui est nécessairement invisible puisque tout simplement non montrable. La mise à mort de Ben Laden (vrai ou fausse) doit sortir du cadre de l’objectif. Il suffira donc de dire que le pouvoir a composé une mise en scène, et qu’il s’est représenté lui-même dans son bunker en train de regarder une supposée action de commando allant tuer Ben Laden.