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jeudi 1 décembre 2011

Si Dieu existe, c’est pour agir!

À Montréal en mars 2009 est apparu sur des autobus le message «Dieu n’existe probablement pas. Alors, cessez de vous inquiéter et profitez de la vie». Cette campagne publicitaire de l’Association humaniste du Québec (AHQ) s’inspirait de celles menées d’abord à Londres en octobre 2008, puis à Washington, Barcelone, Madrid et Gènes. Mais pourquoi «probablement pas» plutôt que la formule plus directe «Dieu n’existe pas»? C’est que selon l’AHQ, il est impossible «d’affirmer avec une totale certitude que quelque chose n’existe pas même si nous savons que sa probabilité d’existence est infiniment petite». Si l’Association doute de l’existence de Dieu, ce n’est donc pas à cause de notre incertitude vis-à-vis de l’existence de Dieu mais parce que notre intellect est faible. D’où un agnosticisme incurable. L’Association humaniste du Québec revenant ainsi à une rhétorique ironiquement inscrite dans le mode téléologique d’un présent post-laïc (la raison d’ailleurs de sa campagne publicitaire) et d’un passé médiéval ontothéologique : le théologien médiéval Henri de Gand (1217-1293) n’affirmait-il pas que sans une «illumination spéciale» nous ne pouvions connaître par les moyens naturels et intellectuels aucune vérité sûre et certaine? Il rejoignait en cela le théologien Thomas d’Aquin (1225-1274) pour qui rien de ce que nous connaissons ne convient à Dieu car il n’y a rien dans notre connaissance qui nous vienne en dehors des sens. Il serait absurde de croire alors, que la connaissance puisse se substituer à l’illumination surnaturelle. Cependant, saint Thomas ajoutait que si nous n’avons nulle connaissance directe et intuitive de Dieu nous pouvons quand même démontrer avec rigueur qu’il est, car il est dans la nature même de Dieu de nier sa négation et de devenir le speech act de l’existence en tant qu’elle s’analogue à Dieu et aux créatures, c’est-à-dire nous. Dieu est ainsi celui qui se manifeste dans l’histoire comme le Dieu révélé par sa parole. 

Or, l’idée de l’être comme acte d’exister chez saint Thomas d’Aquin dépend explicitement du texte de l’Exode : Dieu s’est révélé lui-même au peuple d’Israël au travers de figures lumineuses. Dieu est apparu à Moïse sous la forme d’un ange dans une flamme de feu au milieu d’un buisson qui ne se consumait pas. Moïse intriqué se rapprocha et Dieu voyant cela appela Moïse, Moïse... Et il dit : «Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, etc.». «J’ai vu la misère de mon (sic) peuple qui est en Égypte [...]. Je suis descendu (sic) pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de cette terre vers une terre plantureuse et vaste [...].» Parlant à Moïse, il dit : je t’envoie auprès du Pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les Israélites». Mais Moïse s’inquiète et dit à Dieu : «Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : “Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous.” Mais s’ils me disent : “Quel est son nom?”, que leur dirai-je?» Et Dieu dit alors à Moïse : « Je suis celui qui est». Et il ajoute : «Voici ce que tu diras aux Israélites : “Je suis m’a envoyé vers vous”. » Ainsi, L’Exode qui devait «révéler» rationnellement Dieu comme acte d’être, revêt un sens bien différent puisque, par la bouche de Moïse, la visée est d’assurer la cohésion d’une nation, d’un peuple qui aujourd’hui on le sait, était moins intéressé par la venue du Messie que par la terre promise... Mais ce qui intéresse Thomas d’Aquin dans ce passage de l’Exode c’est que l’acte d’être porte la révélation : Dieu a révélé aux hommes que son essence est d’exister. Dieu est cet être unique en qui l’essence est la même chose que son acte d’exister. Dieu ne peut pas ne pas exister puisque «Dieu est» (ce qui a manifestement inspiré les rédacteurs des textes sacrés). Pour qu’il y ait eu un événement et une histoire messianique il fallait donc qu’un «Je suis celui qui est» arrive parce que faire exister un Dieu auquel rien n’arrive aurait été mettre en doute qu’il est et par quoi tout est. Là se tient le fondement du jugement d’existence qui pose un rapport de dépendance essentielle de l’être créé à l’Être créateur. L’être attribué à la fois à Dieu et au créé l’est selon l’analogie avec l’être sensible. Mais le rapport d’analogie est intrinsèquement déterminé comme rapport de dépendance ontologique de la créature à l’égard du Créateur. Chaque créature est participante à l’Être premier source de tout être qui est seul par lui-même étant le seul être par soi. Les créatures, différentes de Dieu en ce qu’elles ne sont pas leur propre être, ont l’être, ce qui veut dire qu’elles reçoivent leur être d’un autre, à savoir Dieu. Participer à l’Ess divin, c’est recevoir l’existence, c’est recevoir d’être sous une forme déterminée. Ce don d’être (l’âme?) accompagne la créature toute son existence (et au-delà si elle est méritante) et c’est en elle ce qu’il y a de plus intime, ce qui lui est le plus profondément inhérent. Chaque créature participe à l’être selon le mode que son essence autorise; plus parfaite est l’essence d’une créature, plus haute est sa participation à l’être. Mais, comme chaque créature diffère de chaque autre, il va de soi que la façon dont chaque créature se rapporte au principe premier est chaque fois différente. Les créatures ne se distinguent pas entre elles dans le fait qu’elles existent puisque toutes sont dans la même situation. Ce qui les distingue, c’est la nature (l’âme?) propre à chacune, à laquelle le fait d’exister s’ajoute. Dieu en voulant les créatures temporelles, ne leur confère pas pour autant l’existence réelle, mais désigne simplement la forme particulière de la réception du fait d’exister. L’exister lui-même n’est concevable pour nous que sous la notion d’être, on ne saurait donc se suprendre que nous tenions dans notre vie Celui qui produit l’être. L’être actuel est considéré comme participant de l’acte divin. On ne peut considérer donc l’être dans son acte d’être sans remonter à l’Être premier qui lui donne son être. Conséquemment, c’est de cette manière analogique que saint Thomas peut affirmer que quiconque nie l’existence de Dieu se nie lui-même (C.Q.F.D.). L’analogie de l’être fut toujours une vision théologique alignée sur les formes de Dieu, du monde et du moi ou de l’âme. Ainsi, les expressions telles que «Dieu existe» ou «Dieu n’existe probablement pas» ou même «Dieu n’existe pas» restent prises dans les rets de la théologie révélée, de la pensée thomiste, car l’être convient d’abord à Dieu en tant que sommet de l’analogie de l’être et ne peut donc qu’exister. 

Rappelons qu’au Moyen Âge, l’analogie de l’être a joué un rôle non pas en tant que formulation d’une conviction de foi (elle était acquise), mais comme l’acte d’exister. Le Dieu thomiste bien qu’il soit créateur et conservateur du monde en est radicalement distinct et séparé; il est l’être au sens suprême mais être sont également les créatures infiniment distinctes de lui (participer à Dieu, c’est ne pas être Dieu). Dès lors, comment les créatures et Dieu peuvent-ils être nommés tous les deux être, être compris l’un et l’autre dans le même concept d’être? Thomas d’Aquin se dérobe à cette difficulté en recourant à l’analogie qui n’est pas une solution à la question de l’être mais une «métaphysique de la révélation». À la même époque, le seul théologien qui ait cherché une solution est Duns Scot (1266-1308) pour qui «Il y a un seul concept d’être en commun à tous les étants quel que soit leur mode d’être». D’emblée Duns Scot pense qu’il faut dissocier le problème de la conception commune de l’être de celui de la révélation et par conséquent l’interlocution entre la créature et le Créateur. Il sera donc subtilement contre cette notion rétrécie de l’être et contre ceux qui n’acceptaient pas qu’un même verbe, mot, concept, signifiât l’existence de Dieu et celle des créatures. Il élaborera sa profonde réponse à la question de l’analogie de l’être en forgeant le concept d’être commun à Dieu et à la créature. Pour Duns Scot, l’être est univoque c’est-à-dire qu’il n’y a pas de supérieur et d’inférieur, d’être par analogie, mais seulement un être neutre qui se dit en un seul et même sens. La nature de l’être est commune, neutre, indifférente à la créature et au Créateur comme à toute division telle que le fini et l’infini, le créé et l’incréé. Dire que l’être est commun, c’est dire que l’on ne puisse plus se servir de lui pour opposer être fini et être infini, ou arguer une participation du fini à l’infini, de la créature au Créateur. Le sujet n’est pas Dieu, c’est l’être en tant qu’être, et il ne peut dériver cette propriété d’aucune autre relation, même pas de Dieu. Le concept d’être pris en lui-même s’applique selon le même sens à tout ce qui est, même à Dieu.

Duns Scot subvertit la théologie par l’univocité et opère le renversement de l’analogie thomiste concernant les attributs divins qui reçoivent une compréhension univoque et non plus, participé. L’univocité de l’être se prolonge dans l’univocité des attributs. Ainsi, tous les attributs, tels que l’être, le bien, le vrai, etc., qui se trouvent chez les créatures n’émanent plus, par mode d’exemplarité, de Dieu. Par exemple, «le bien» n’est plus une perfection, participant de la perfection divine, mais un attribut univoque, attribué de manière univoque à Dieu et à la créature. Le bien ne change pas de nature en changeant de modalité, qu’il soit prédiqué de la créature ou de Dieu. Le bien est bien en lui-même, sans référence directe à Dieu. Ainsi, le bien resterait le bien même si Dieu n’existait pas. De même que l’objet premier de l’intellect humain est l’être en tant qu’être, non pensé en rapport à Dieu, nous ne voulons pas l’infini bien parce que c’est la nature de Dieu, mais parce que c’est un bien en tant que tel, un bien en général, un bien en soi. L’évidence du bien étant universelle et nécessaire, elle oblige tout intellect, même celui de Dieu. Le bien nécessaire, transcendantal, s’impose donc à l’intellect divin comme autre nôtre, en dehors de toute révélation religieuse. Le bien, commun à tous les étants, n’a jamais été révélé par les Écritures. Ont été révélés ce que, dans les Écritures, on nomme les préceptes du Décalogue, mais ceux-ci ne constituent pas les attributs communs, ce sont plutôt les propres de Dieu. Ainsi, la division théologique entre créateur et créature produit une division bipartite de la morale entre la morale nécessaire et la morale contingente. La norme morale contingente dépend en effet de la volonté de Dieu. Dans les Écritures on remarque que Dieu a dispensé son peuple (sic) d’accomplir certains de ses commandements : il a ordonné à Abraham de tuer son fils Isaac, dit aux Juifs de voler l’or des Égyptiens, a exempté Moïse du crime d’un Égyptien ou demandé à Osée de vivre avec une prostituée. En introduisant la contingence dans la norme du bien Dieu insère l’arbitraire dans la loi morale nécessaire. Ainsi, Thomas d’Aquin trouve de bonnes raisons pour adopter la loi dans un sens plus conciliant : «Quand un homme visite une femme de par un commandement divin, ce n’est pas un adultère, car tout ce qui vient de Dieu est en quelque sorte morale» (le bien en tant que bien, de ce point de vue pratique, semble échapper au Décalogue). Un même acte cesse donc d’être un péché quand il est commandé par Dieu, c’est-à-dire quand seule la volonté divine le permet. Une loi divine est une proposition contingente qui devient vraie quand elle est décrétée par Dieu et qu’une volonté créée lui obéit. Les normes morales contingentes dépendent de la volonté de Dieu. C’est pourquoi il est important, même encore aujourd’hui, d’avoir Dieu avec soi à l’instar des États-Unis et de leur demande récurrente, voire prétentieuse : «Que Dieu bénisse l’Amérique». Cette demande est magnifique dans son absurdité. Car elle contient un culte à Dieu afin d’être aimé par lui et ce, par-dessus les autres. Mais surtout, elle exprime une continuité avec la révélation biblique qui connaît aujourd’hui une renaissance. 

Si Dieu s’est révélé lui-même au peuple d’Israël, il ne faut pas se surprendre que ce soit dans un but spécifique. Ce sens est polarisé sur ce que les Écritures énoncent tant sur Dieu lui-même que sur ce qu’il est et fait à l’égard de «son peuple». Car l’essentiel de la révélation, nous l’avons vu, repose sur le parti pris de Dieu. Il est dès lors certain que la révélation tombe dans une difficulté sans issue : elle doit foncièrement rapporter Dieu à sa «subjectivité» mais en même temps elle ne peut dire ce qui constitue intrinsèquement sa nature, son mode d’être. En fait, le sens révélé ne porte pas sur la nature de Dieu. Dieu, en soi être infini, n’a jamais été révélé par les Écritures. Si l’être est commun à Dieu et aux créatures, c’est-à-dire antérieur à toute détermination et donc indifférent au créé ou à l’incréé, au fini ou à l’infini, c’est que tout ce qui est l’implique. En effet, créé et incréé, fini et infini ne sont pas des êtres, ce sont des modes d’être qui suivent l’unité de l’être. C’est pourquoi, lorsque Duns Scot dit que l’être se divise en infini et fini, il faut se garder de substantifier l’être, comme si infini et fini étaient des espèces de l’être. Car la signification de cette division est en réalité la suivante : tout être est soi infini (intrinsèquement Dieu) soit fini (intrinsèquement les créatures). L’être univoque laisse subsister la distinction de ses modes quand on le considère non plus dans sa nature en tant qu’être mais dans ses modalités individuantes (fini, infini, créé, incréé); il cesse d’être univoque, il est un mode intrinsèque. Duns Scot pose donc des modes d’être différents comme le propre d’être infini, d’être incréé que Dieu est seul à posséder. Il reconnaîtra que la disjonction fini/infini joue un rôle privilégié dans la mesure où elle fournit la meilleure description possible pour l’intellect humain de la nature divine dans sa différence avec toute nature finie. Il serait absurde, alors, de croire que Dieu peut être posé comme «théologiquement révélé» sans détruire cette nature objective de Dieu. Car ce qui est objectif, c’est que Dieu est un être intrinsèquement infini. De sorte que Dieu contient à la fois l’être commun, neutre (indifférent au fini et à l’infini) et un mode d’être infini. L’être se dit en un seul sens de ses différences modales. C’est pourquoi l’univocité affirme simultanément l’être commun et les modalités différentes. Sans cela on aurait bien du mal à faire la différence entre les deux types de modes, de préserver entre l’un et l’autre une distinction radicale et une distance irréductible. À cet égard, cette distinction modale empêche toute participation sur un mode subordonné entre la créature et Dieu, entre le créé et l’incréé si cher à Thomas d’Aquin. Car si un mode fini ne peut jamais produire un mode infini, l’inverse est aussi vrai. Dieu lui-même est en quelque sorte compris sous la distinction formelle et la distinction modale. En fait, il a fallu l’être univoque et cette double distinction pensée par Duns Scot pour rendre à Dieu son mode intrinsèque, son indépendance à l’égard des révélations qui soudain tombèrent du ciel. 

Poussé à remplacer l’opacité de la foi par le savoir, Duns Scot ne cherche déjà plus à s’accorder avec l’enseignement attribué à l’Écriture sainte. Cette nécessité de penser Dieu à l’abri, pourrait-on dire, de toute révélation religieuse semble parfois surgir non de la philosophie de Duns Scot, mais de celle de Spinoza, et ce rapprochement n’est pas déplacé puisque celui-ci est fréquemment présenté comme l’autre grand penseur de l’univocité de l’être. Qu’il s’agisse de l’univocité de l’être, de la distinction formelle et de la distinction modale, de l’impossibilité que «les vérités» de la révélation nous fassent connaître quelque chose de la nature objective de Dieu, on ne peut manquer de penser à Spinoza. C’est la même aspiration à construire une philosophie hors révélation. En effet, ce que Spinoza reproche à la révélation, c’est de prétendre sauver la spécificité de Dieu tout en le définissant par des caractères anthropomorphiques. Comment ne pas se souvenir des innombrables expressions bibliques qui dépeignent Dieu comme offensé, irrité, vengeur ou apaisé? Assurément, le Dieu judéo-chrétien n’est pas semblable au Dieu infini de Spinoza (aucune finalité n’a sa place) pour qui Dieu n’éprouve ni colères, ni regrets; sa «vie intime» n’est pas plus contrariée par nos offenses qu’épanouie par nos louanges. Quand les théologiens lisaient dans la Bible que Dieu se mettait en colère ou se réjouissait, ou encore qu’il intervenait dans les actes quotidiens des hommes, dans le fond de leur «âme» naissait sans doute cette même pensée qui suppose ordinairement que toutes les choses de la Nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin, et vont jusqu’à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine fin. Ne pas compromettre la philosophie, selon Spinoza, c’est donc refuser d’y transposer la question de la révélation religieuse, c’est en finir avec l’illusion théologique de finalité qui ronge l’espace humain.

Pour sauver Dieu de la finalité biblique, Spinoza dénonçait ces mêmes théologiens qui à propos de tout et de rien (la chute d’une pierre sur un passant) invoquaient la Providence divine et l’on ne sait quelle finalité, vous pressant de questions jusqu’à ce que de guerre lasse, «vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance» (Ethique, I, appendice). Récemment, le cardinal Marc Ouellet en spinoziste tardif, dénonçait lui aussi certains preachers qui affirmaient que le dernier tremblement de terre en Haïti avait pour origine «la main» de Dieu. Contre ce préjugé invétéré son Éminence prit la défense de «son» Dieu face au mal : «On peut peut-être accuser Dieu d’avoir fait un monde capable de telles horreurs, mais que ce Dieu, celui du Nouveau Testament, est avec nous et porte en lui la souffrance…» (Le Devoir 5/02/2010). On reconnaît ici cette conception de Dieu fondée désormais sur l’amour, sur la bonté, sur la vertu : «Mon Dieu est un Dieu tolérant» (déclaration faite par le premier ministre canadien Stephen Harper après que le pasteur étasunien Terry Jones ait menacé de brûler le Coran). La théologie (chrétienne) se changeant en théodicée comme si elle avait à justifier, à innocenter Dieu des désordres de la nature et autres. Ce discours de théodicée n’est donc pas une justification du mal (ce mal qui le sert si bien), mais une justification de la providence de Dieu, volontairement établi à jamais. Pour justifier le monde et Dieu (le bon) dans ce monde, toutes les manifestations d’existences sont bonnes, d’où qu’elles viennent, ainsi, en vrac, les innombrables expressions par lesquelles la personne qui parle fait intervenir le bon Dieu : «avec l’aide de Dieu», «si Dieu le veut», «si Dieu me prête vie», «s’il plaît à Dieu», etc. Citons à nouveau Stephen Harper qui, comme le président américain, finit ses discours par «que Dieu nous bénisse tous» suivi de «que Dieu bénisse le Canada», et qui, au moment de prêter serment comme premier ministre du Canada a ajouté : «Dieu me soit en aide». À ces expressions on voit qu’on est plus dans le Dieu comme un être infini qui a passionné les théologiens-philosophes du treizième siècle et du début du quatorzième, mais bien dans la providence de Dieu, elle qui fait l’objet des théocidées, surplombant d’emblée l’existence et l’orientant vers des fins bienfaisantes, lesquelles ne sont pas très spinozistes. Cet appel à la finalité que Spinoza a si bruyamment et héroïquement expulsée de la nature de Dieu se montre beaucoup plus têtu, ou se redécouvre des vertus, dès lors qu’il s’agit d’existence, de providence de Dieu (l’une ne va pas sans l’autre). En renversant l’énigme de l’infinité en finalité au service de la providence, Dieu revêt des traits anthropomorphiques c’est-à-dire qu’il s’intègre dans l’histoire humaine à l’image de la Bible. 

L’idée d’un Dieu infini, qui peut être en acte en tant qu’il n’appartient pas au monde mais le transcende, ne nous parle plus guère; et même n’est-ce pas là ce qui relègue à jamais la question de l’existence de Dieu dans le passé dogmatique médiéval relevant de l’Inquisition? Ce n’est donc pas tant, comme le pense l’Association humaniste du Québec, à l’existence ou non de Dieu (de toute façon indécidable selon elle), mais à cette figure de la théodicée qui alimente d’elle-même le récit de Dieu et ne cesse d’inquiéter tant elle a besoin des maux pour s’exercer, pour s’éprouver. Ainsi reparaît sous cet angle le clivage du bien et du mal dans lequel un nouvel irrationalisme semble aujourd’hui se complaire (pensons à l’«axe du mal» comme diabolisation de l’autre). Mais c’est bien au-devant de quoi ce discours de théodicée nous a conduit en plaidant sans relâche pour ce rôle officieux du mal découvert dans la Genèse (alias le récit du péché originel). L’intégration du mal dans le bien était appelée par le contenu même des Écritures car cette idée du bien - du mal, on l’a trouvé non chez Dieu, mais bien dans ces textes. L’opposition même du bien et du mal ou plus exactement, l’apparition du mal se rapporte non à la création du monde, mais à l’instant de la chute du premier humain puisque jusque-là rien ne limitait la liberté non seulement divine, mais humaine. Ce qui serait à entendre ici, comme chez Duns Scot, ce serait la nécessité de construire la liberté humaine à l’abri du bien et du mal, à l’abri de toute théodicée. Que la liberté doive être construite contre la liberté déformée par le péché, c’est ce que Duns Scot, avec une audace incomparable, exprimait par : «Dieu ne nous oblige pas : il nous laisse à notre liberté». Dieu ne contraint pas, mais les Écritures contraignent et elles contraignent non seulement les humains mais aussi Dieu.

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