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dimanche 23 juillet 2017

Le Dieu constitutionnel canadien

La Cour suprême du Canada mentionne que « la suprématie de Dieu dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982 n’a pas pour effet d’accorder un statut privilégié aux pratiques religieuses théistes ». Car l’impératif du Dieu constitutionnel est de conquérir sa propre neutralité à la faveur d’un théisme général et transconfessionnel qui s’accommode, d’ailleurs, parfaitement du multiculturalisme religieux canadien, mais moins de l’athéisme. Il est donc impératif pour s’établir inébranlablement dans l’élément irréversible de la neutralité de Dieu, d’en finir avec la prééminence de la religion catholique qui est comme une trace du lien entre l’Église et l’État comme l’a connu par le passé, par exemple, le Québec. Cependant, cela n’empêche pas le Dieu juridique d’assurer à la Constitution de 1982 de l’intérieur de sa neutralité une pérennité religieuse sans précédent. C’est pourquoi se propose à la Constitution canadienne un principe divin d’un autre ordre, un Dieu indifférent aux convictions proprement religieuses de chacun, car étant de fait la neutralité même. La tâche juridique, comme le dit la Cour, est à la fois de prendre en compte dans la Constitution le concept juridique de Dieu et de concevoir le problème de sa neutralité comme ne favorisant aucune religion particulière. Essentiellement, cette neutralité signifie que les convictions religieuses sont en dehors de la Constitution, mais néanmoins protégées par elle.
Cependant à l’origine rien ne reliait Dieu au rapatriement de la Constitution canadienne de 1982. Il s’agissait plutôt de parachever l’indépendance politique du Canada par la souveraineté constitutionnelle jusque-là exercée en partie par le Parlement britannique de Westminster. Pour bien saisir l’absence de Dieu avant la Constitution de 1982, il faut retourner en arrière à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 (le British North America Act), dont le « Canada-Uni » fête ses 150 ans cette année. Il constituait, on le sait, la Loi fondamentale du Canada avant celle de 1982, et dans laquelle Dieu est absent (le nom de Dieu ne se trouve nulle part mentionné dans le texte de 1867). Par contre, on rencontre Sa Majesté, Reine du Royaume-Uni et du Canada-Uni, et une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Parlement britannique, ce qui rendait nulle et sans effet toute disposition non conforme aux lois britanniques applicables à sa colonie canadienne. La Loi constitutionnelle de 1867 concerne donc l’Union des provinces du Canada, la Reine du Canada est l’expression de la « thèse politique », comme l’a déjà dit la Cour à propos du préambule de la Loi constitutionnelle de 1982, sur laquelle repose l’Union Fédérale canadienne pour ne former qu’une seule et même Puissance (le Dominion). Maintenant, en 1982, ce lien impérial est certes distendu, mais néanmoins le Canada reste légalement rattaché au Parlement britannique — il n’est pas question ici d’examiner l’état de la souveraineté du Canada avant l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 par le Parlement du Royaume-Uni — et cela a forcé le gouvernement canadien de recourir à ce dernier, dans la mesure où le Canada ne pouvait de lui-même amender sa Constitution et devait recourir au Parlement impérial pour ce faire. C’est pour cela qu’on parle du rapatriement de la Constitution canadienne par lequel le Canada est devenu apte à modifier lui-même sa Constitution, sans l’accord du Royaume-Uni. Tout cela nous amène à conclure que la fondation du Canada n’a pas grand-chose à voir avec la reconnaissance de la « suprématie de Dieu », mais plus avec ce pouvoir hérité de son ancienne (?) autorité coloniale qui loin d’être une survivance anachronique, est profondément inscrit dans le Canada. C’est pourquoi d’ailleurs certaines ambiguïtés subsistent encore aujourd’hui relativement à la souveraineté véritable du Canada dû au maintien d’un lien colonial en la personne du Gouverneur général, Chef officiel de l’État canadien, et représentant de la monarchie d’Angleterre. Et à cela s’ajoute un lieutenant-gouverneur représentant la monarchie dans chaque province canadienne. De fait, les députés canadiens (même ceux du Québec) doivent encore aujourd’hui, le jour de leur assermentation, prêter allégeance à la Reine.
Bien entendu, tout cela n’explique pas pourquoi, cette insertion d’une référence à Dieu dans la Loi constitutionnelle de 1982. Dieu vient-il combler une supposée transcendance perdue ? Entre Dieu et la Reine, quels rapports ? Quel est le lien entre Dieu, la Loi constitutionnelle de 1982 et une monarchie anachronique ? En fait ces questions renvoient au préambule. Pour bien saisir le sens et toute la portée du préambule, citons-le à nouveau et pleinement cette fois-ci, et ajoutons la position récente de la Cour suprême du Canada à son sujet. La Loi constitutionnelle de 1982 et sa Charte canadienne des droits et libertés se distinguent en partant par son préambule : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit ». « Ce préambule, y compris sa référence à l’être divin [nous dit la Cour] est l’expression de la thèse politique sur laquelle reposent les protections qu’elle renferme ». La Cour n’en dira pas plus. (La Cour suprême a utilisé pour la première fois cette expression « thèse politique » dans l’arrêt : Mouvement laïque québécois et Alain Simoneau contre Ville de Saguenay et Jean Tremblay, 2015 CSC 16 — voir mon précédent texte : < La Cour juge que la présence de Dieu n’est pas discriminatoire >.) Toutefois cette expression « thèse politique » émise par la Cour peut être illustrée en citant un passage particulièrement significatif, car il est situé juste après le préambule sous la rubrique les libertés fondamentales. Et la première des libertés fondamentales inscrites est la liberté de religion et de conscience. Remarquons que la conjonction et coordonne conscience et religion pour une seule et même liberté. Ce qui est le contraire de ce qu’on appelle d’habitude la liberté de conscience. Et c’est dire que nulle liberté de conscience ne peut s’instaurer sans que la liberté de religion en forme la condition. Dans la Charte canadienne des droits et libertés, la liberté de conscience est limitée à la liberté de religion. Ce qui expliquera plus tard que la surdétermination de la liberté religieuse exclut la considération juridique du déni de Dieu. Bref, si le préambule se présente d’emblée avec une connotation politique c’est qu’il associe la Charte de 1982 à l’intervention de Dieu comme législateur suprême. 
Guidée sûrement par le lien entre le droit naturel et Dieu, la Constitution canadienne de 1982 retrouve le point où Dieu et le droit s’appartiennent l’un l’autre, et où la suprématie de Dieu signifie d’abord et avant tout dans l’espace religieux qu’elle s’assigne la conquête du pouvoir canadien sur le Québec. (Rappelons pour mémoire que le rapatriement de la Constitution canadienne qui vient deux ans après l’échec du référendum sur l’indépendance du Québec, résulte d’un compromis politique intervenu entre le gouvernement fédéral dirigé à l’époque par le premier ministre Pierre Elliott Trudeau et les gouvernements provinciaux à l’exception du Québec.) Le Dieu constitutionnel va être la pièce essentielle d’une machine de guerre juridique contre le passé catholique du Québec et contre l’affirmation présente de sa laïcité. Confirmé d’ailleurs par la Cour suprême elle-même dans l’arrêt « le mouvement laïque québécois et Alain Simoneau contre la Ville de Saguenay et Jean Tremblay », dans lequel la Ville de Saguenay se verra interdite de toute expression religieuse patrimoniale avant chaque début des séances du conseil et M. Simoneau qui contre toute neutralité, pose la condition de sa liberté de conscience non pas dans l’universel divin ni dans le multiculturalisme religieux, mais dans l’athéisme clef de voûte de sa liberté de conscience. Car à la Constitution de 1982 ne convient en réalité qu’un Dieu neutre, un Dieu dont aucune religion ne peut alimenter sa foi, ni se déclarer conciliable avec lui. Le Dieu constitutionnel canadien, ce n’est ni le Dieu chrétien ni le Dieu des religions ni le « Dieu est mort » selon la célèbre formule de Nietzsche. Le Dieu constitutionnel rompt aussi avec les Lumières pour qui la politique et le juridique sont exclusivement l’affaire des humains, une immanence temporelle gouvernée selon l’exercice de la raison dont on doit exclure tout recours à l’aménagement providentiel du Dieu tout-puissant. Désormais la Cour suprême est vouée à interpréter la Constitution selon la transcendance du Dieu neutre, celle-ci étant « burinée dans le bronze de la Constitution canadienne ». N’est-ce pas proprement cette même transcendance qui est à l’œuvre dans le multiculturalisme religieux canadien ? De même que le Dieu chrétien de la religion catholique majoritaire s’est fini, de même le Dieu détaché de toute religion et souverainement rapporté à sa seule neutralité libère Dieu de ses noms (Jésus, Yahvé, Allah, Bouddha, etc.). Le Dieu constitutionnel canadien rompt en profondeur avec l’assignation religieuse du Nom.
Un Dieu constitutionnel, d’où toute religion particulière est absente. Il faut donc que se propose à la Constitution canadienne un Dieu d’une autre nature. Un Dieu neutre du fait que détaché de toute religion et souverainement rapporté à sa seule suprématie. Il faut convenir que la neutralité de Dieu, une composante du Dieu constitutionnel, est homologiquement lisible dans le multiculturalisme religieux canadien. Ce Dieu, Trudeau le nomma le Dieu du multiculturalisme. Il est pour s’établir sereinement dans l’élément irréversible de son existence qui est comme l’empreinte d’une survivance, dans l’agencement qui confie la relève du Dieu de la religion au Dieu du multiculturalisme. De la même façon, il s’agissait aussi d’en finir avec le motif de l’athéisme.