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jeudi 1 août 2013

La Chine capitaliste de Deng Xiaoping (partie 2)

Si Marx avait assigné l'économie au capital, 
Deng a assigné l’économie capitaliste 
au développement de la Chine. 

Sans savoir ce que contiendra le contenu de la réforme à venir contre l’inégalité économique, on peut déjà dire qu’il n’est plus question pour la Chine de revenir à l’époque socialiste du danwei (l’unité de base de production et de vie) où dans un même lieu on trouvait, outre les unités de production, les fonctions sociales comme la crèche, l’école, l’hôpital, la maison de retraite, etc.; les services comme le logement, la cantine, la bibliothèque, le centre de sports, les boutiques, etc. Bien entendu, dans cet espace du socialisme les besoins sociaux ne sont pas des marchandises, on ne peut pas les acheter sur le marché. On rappellera qu’à l’argent étaient substitués le moyen et le besoin personnifiés par le fameux adage : « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Le socialisme ayant supprimé la loi de la valeur et de marché abolit donc l'économie qu’on nomme « capitaliste » (mais y en a-t-il une autre?) en abolissant la séparation d’avec l’État et instaure la production dans le champ de l'État comme la danwei l’exemplifie. La danwei est le lieu de l’État avec ses zones, zones à travailler, zones à protections et avantages sociaux, à se loger et se divertir, bref un espace spécifique constitutif du socialisme chinois. Mais, c’est dans cet espace essentiellement non monétarisé que l’argent comme équivalent général ( désigné ainsi par Marx) revient soudainement comme un mirobolant retour d’un passé enfoui, quoique la Chine n’ait pas la longue tradition du capitalisme européen ou américain. Résonnent alors, se mêlent et se répondent dans une étrange partition à longue portée le Manifeste du Parti communiste, qui critique l’« ascétisme général » et l’« égalitarisme grossier » et polémique contre la glorification du paupérisme et de la vision du socialisme en tant que distribution relativement égalitaire de la « misère », et le maoïsme. Forte de cette caution morale, une réplique à cette glorification s’est manifestée en Chine lorsque Deng Xiaoping a appelé à réaliser la « prospérité sans perdants » à atteindre étape par étape. C’est dans ce cadre que doit être resitué le mot d’ordre directement politique « il est glorieux de s’enrichir », qui a provoqué un gros scandale de la même ampleur, peut-on dire, qu’en Russie soviétique quand de nombreux ouvriers, même inscrits au parti bolchevique, ont condamné la NEP comme une trahison des idéaux socialistes.

Environ une soixantaine d’années après la NEP, la Chine à son tour met en œuvre une relative libéralisation économique pour redynamiser le pays qui, en 1978, sortait d'une Révolution contre la ligne révisionniste et son échec, de la disparition de Mao, puis de l’élimination de la bande des Quatre. Comme pour la NEP, c'est une décision imposée par les circonstances, une phase de transition dans la construction du communisme justifié par le retard économique, le sous-développement de la Chine (dixit Deng). Dès lors, toute transition y compris celle du communisme, se trouve médiée par celle du capitalisme qui devient l’opérateur du développement en lieu et place du développement planifié. Par un retournement dialectique de l’histoire, pour reprendre Marx qui, parlant de la dialectique hégélienne, disait « qu’elle marche sur la tête »; Deng de la même façon lisant le Manifeste insiste sur le fait que le capitalisme doit se développer en Chine avant que la lutte pour le communisme puisse s’engager. Fidèle en cela à Marx, il renverse ainsi la théorie rigide des « formes précommunistes » dont se moque déjà le Manifeste. L’ironie de l’histoire veut que ce soit pendant la Révolution culturelle alors qu’il est assigné avec sa femme en résidence surveillée à Pékin, puis envoyé dans la province du Jiangxi en « rééducation » qu’il re-découvre les grands textes du marxisme, dont le Manifeste du Parti communiste de Marx et d’Engels. Texte dont la lecture sera décisive à la restauration du capitaliste comme transition en Chine. Ce n’est donc pas un hasard si le retour du capitalisme est inspiré par la montée de la classe bourgeoise jugée à l’époque comme révolutionnaire et bouleversant les conditions de vie féodales et leurs liens hiérarchiques en transformant radicalement les rapports sociaux et déployant les forces productives. Bien entendu, l’histoire n’étant pas figée, lorsque Deng se questionne sur l’identité du sujet historique aujourd’hui, il ne peut que tomber sur le néolibéralisme et l’économie de marché qui sonnent, d’ailleurs, comme une nouvelle variante de l’« époque bourgeoise »; mais à la différence de cette dernière, ils sont issus, suite à la crise des années 30, du New Deal nommé ailleurs les Trente Glorieuses, puis de l’État-providence (toutes des alternatives au capitalisme dur que la Chine n’a pas connu). Autre différence de la voie chinoise, c’est qu’elle est issue dans le temps, non pas de l’effondrement de la société féodale, mais du passage de la société socialiste (égalitaire) à la société capitaliste (inégalitaire). 

Ainsi, de sa lecture du Manifeste, il remonte des brides, fragments de phrases qui, malgré le décalage dans les termes, résonnent dans la Chine d’aujourd’hui : « Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous les pays ». « L’esprit national étroit et borné est chaque jour plus impossible ». « La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville ». « Les moyens de production qui ont servi de base à la formation de la bourgeoisie ont été produits par la société féodale. À un certain stade du développement, les conditions de la propriété féodale ne correspondirent plus aux forces productives déjà développées ». « Au développement du capital, répond dans une proportion égale le développement du prolétariat ». « Être capitaliste signifie occuper non seulement une position personnelle dans la production, mais aussi une position sociale. Le capital est un produit collectif, et il ne peut être mobilisé que par l’activité commune de nombreux membres, et en dernière instance que par l’activité de tous les membres de la société. Le capital n’est donc pas une puissance personnelle, il est une puissance sociale. Il perd son caractère de classe ». C’est que le capitalisme est lui-même qu’une phase de transition comme la dictature du prolétariat, qui n’est elle-même qu’une phase de transition, avant ce que Marx, ainsi que Mao ont appelé la société communiste, société sans classe, sans État. Aujourd’hui avec la prolétarisation massive en Chine se constitueraient les conditions historiques pour parvenir, en accord avec Marx, à la victoire du prolétariat, fossoyeur du capitalisme, puis à la venue du communisme... Partisan du chemin capitaliste, Deng n’aurait donc pas opéré un tournant contre-révolutionnaire, mais remit sur ses pieds l’Histoire. 

S’interrogeant sur le développement de la Chine, Deng Xiaoping ne pouvait donc tomber que sur le capitalisme. Non seulement en vertu du fait que le capitalisme a su imposer à la civilisation un nouveau modèle de développement du marché, mais surtout parce qu’il trouve la condition de son existence dans une incessante expansion planétaire. « La bourgeoisie entraîne toutes les nations jusqu’aux plus barbares, dans le courant de la civilisation. Le bas prix de ses marchandises est son artillerie lourde, avec laquelle elle rase toutes les murailles de Chine. Elle contraint toutes les nations, si elles ne veulent pas courir à leur perte, à adopter le mode de production de la bourgeoisie; elle les contraint à introduire chez elles ce qu’on appelle civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se crée un monde à sa propre image ». Quelle anticipation de la part de Marx et Engels! Mais sans les trahir on peut dire avec Deng que le devenir de la bourgeoisie s’arrête aux portes de la Chine. On peut même affirmer que la clôture bourgeoise se place dès le début des réformes, c'est-à-dire lors de la clôture de la période maoïste et de l'arrivée de Deng au pouvoir. Dans un discours prononcé pendant le sixième plénum du douzième Congrès en septembre 1986, il réaffirmait : 
« La lutte contre le libéralisme bourgeois, c’est moi qui en parle le plus et qui insiste le plus dessus. Pourquoi? Primo, il y a en ce moment dans les masses, surtout chez les jeunes, une vague idéologique qui n’est autre que du libéralisme. Deuzio, il y a ceux qui jouent du tambourin là-bas, des discoureurs de Hong-Kong ou de Taïwan, qui sont tous opposés à nos quatre principes fondamentaux : ils veulent que nous adoptions tout le capitalisme, comme si c’était là la véritable façon de se moderniser. Qu’est-ce donc en réalité que ce libéralisme? Le libéralisme en soi est inséparable de la bourgeoisie, il n’existe pas de libéralisme prolétarien ou de libéralisme socialiste. Le libéralisme en soi est une résistance à notre politique et à notre système. Cela s’appelle l’opposition ou le révisionnisme. La situation réelle est la suivante : appliquer le libéralisme signifie, pour nous, nous engager sur la voie du capitalisme. C’est pourquoi nous utilisons l’expression “ lutter contre le libéralisme bourgeois ” . »
Ce texte, au-delà du dire, ce qu’il vise au premier chef, c’est le capitalisme parlementaire. Oui au capitalisme, mais non au retour du libéralisme parlementaire. Il veut le capitalisme, mais sans la bourgeoisie ni le parlementarisme qui s’y rattache. Ainsi, trois ans avant les événements de 1989 Deng trace déjà une ligne rouge à ne pas franchir. 

Qu’est-ce que signifie alors la voie chinoise vers le capitalisme si elle diffère du libéralisme bourgeois? Selon cette voie les étapes de développement capitaliste ainsi que l’annexion habile et la transfiguration de l’économie de marché dans la rhétorique du socialisme, allant jusqu’à parler d’« économie socialiste de marché », étaient un faux-fuyant au libéralisme bourgeois, et plus précisément au parlementarisme. Mais ce discours est plus qu’une contorsion rhétorique, c’est l’expression de « l’édification du capitalisme aux couleurs de la Chine ». La série de réformes mise en place à partir de 1978 par Deng Xiaoping et ses alliés a été l'introduction de l'économie dans le socialisme et l’affirmation de la compatibilité du socialisme et de l'économie de marché. Partant, ce capitalisme baptisé « socialisme de marché » donne naissance à un modèle très original — non libéral — en ce sens que l’économie reste subordonnée à l’État. En même temps, la Chine altère le champ des luttes (entre autres la lutte entre le capital et le travail) en changeant la condition, la position et le poids relatif des travailleurs, et en les exploitant selon une autre logique. Car ce qui change dans la transition à l’économie socialiste de marché c’est la position de la production, c’est-à-dire sa séparation de l’État et son passage sous le contrôle direct du capital donc de l’argent. Dans la Chine de Deng, c’est par la production que le capitalisme est introduit. Ce qui était auparavant pouvoir du travail devient à présent pouvoir du capital qui ne peut se produire et se reproduire que s’il s’approprie le procès de travail. En y entrant, les travailleurs chinois sont incorporés au capital et transformés en prolétaires. Autrement dit, les travailleurs, essentiellement les ouvriers, paysans chinois, se sont vus privés au fur à mesure de l’accès aux moyens de production socialiste. 

Suivant l’interprétation de Marx, pour qu'il y ait transformation de l’argent en capital tel que le définit le capitalisme, il faut que le détenteur de l'argent trouve le travailleur libre sur le marché des marchandises, libre en ce double sens que, d'une part, il dispose en personne libre de sa force de travail comme d'une marchandise lui appartenant et que, de l’autre, il n'ait pas d'autres marchandises à vendre, et soit Iibre de toutes les choses nécessaires à la réalisation de sa force de travail, c’est-à-dire déjà avoir été privé de l'accès aux moyens de production. Bref, le capitaliste ne possède pas Ie travailleur, mais seulement, pendant un laps de temps déterminé, sa capacité à travailler et à produire de la valeur. Et cela est tout aussi vrai dans la Chine de Deng à une nuance près : le travailleur chinois ne devient pas cette figure libre qui érode le Parti, rend illégitimes les privilèges et fonde une relative égalité des individus et qui a à voir avec le suffrage universel au sens des démocraties représentatives.

Le contraste entre la rhétorique de la liberté utilisée par le libéralisme bourgeois et la réalité de l’achat/vente de la force de travail, n’a rien d’étonnant quand on sait comment le travailleur a acquis cette « liberté » en étant dépouillé, privé notamment du libre accès aux moyens de production. Deng a bien fait campagne pour « libérer » autant d’ouvriers, et de paysans que possible de tout contrôle direct des moyens de production, et de tout accès direct à eux. Tout comme il a libéré la production jusqu’alors contenue par le mode de production socialiste en découplant valeur économique et valeur d’usage (par exemple, les travailleurs continueront de bénéficier des protections et avantages sociaux fournis par la danwei). Il part donc du principe que la prolétarisation soit déjà effective, et qu'il existe déjà un marché du travail ou plus exactement un marché des forces de travail comme producteur de la valeur. Il a compris, à la suite de Marx, que sous le capital la force de travail est une marchandise qui ne ressemble à aucune autre. Car, c'est la seule marchandise qui a la capacité de créer de la valeur économique. Mais, qu’est-ce qui détermine la valeur de la marchandise force de travail? De la réponse de Marx, Deng va retenir principalement que pour se conserver, l’individu vivant a besoin d’une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc, dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance, ou encore la valeur de la force de travail est la valeur des moyens de subsistance nécessaire à la conservation de celui qui la possède. Mais si elle a un coût, elle a aussi un prix puisque la valeur économique s’évalue en monnaie. En effet, Marx pose comme principe que le salaire, à un moment donné dans une société donnée, est déterminé par l’ensemble des marchandises nécessaires à la subsistance du travailleur, ainsi que la manière de les satisfaire. À l’évidence, ce qui est acceptable en Chine ne l’est pas dans les pays capitalistes avancés. Deng comprend alors l’avantage concurrentiel que la Chine peut en tirer dans son lien avec l’histoire passée et sa transition cruciale au capitalisme. Notamment dans la détermination de la valeur de la marchandise force de travail chinoise vendue au capitaliste contre de l’argent.

La valeur de la force de travail dépend donc non seulement des biens nécessaires à sa conservation dont, du reste, une part essentielle continue d’être fourni par la danwei, mais aussi de sa transformation de marchandise en argent et de l’argent en marchandise selon la relation M-A-M. Toutefois, une société qui utilise l’argent n’est pas forcément une société capitaliste. Si tout se réduisait au modèle de circulation M-A-M, l’argent ne serait rien d’autre qu’un médiateur. Le capital apparaît lorsqu’il y a transformation de l’argent en capital, quand l’argent circule dans le but de rapporter davantage d’argent. Si le travailleur s’inscrit toujours dans le circuit M-A-M, le capitaliste relève pour sa part du circuit A-M-A. Le capitaliste qui arrive sur le marché doit payer toutes les marchandises (matières premières, machines, bâtiments, etc.) avant de pouvoir en disposer; toutes, sauf la force de travail : il ne paie ceux qui la lui fournissent qu’une fois le travail exécuté. Le travailleur avance ainsi sa force de travail au capitaliste, dans la promesse d’être payé en retour. Les travailleurs se trouvent ainsi dans une situation de grande précarité, non pas quant à la garantie de l’emploi, mais quant à la garantie du salaire. Cette asymétrie dans l’accès à l’argent change fondamentalement la logique du système se fondant sur l’échange M-A-M. Ce n’est plus le temps qui articule le travail au capital (entendu ici au sens de Marx) et l’identifie depuis le XIXe siècle à la double révolution industriel et démocratique et qui avait été celui du libéralisme bourgeois. Ce n’est plus par la valeur définie comme temps de travail socialement nécessaire, que le capitalisme peut être identifié, mais bien davantage par une production réglée par l’argent comme équivalent général et défini comme la convertibilité de toutes les marchandises et de toutes les forces de productions. Ce changement dans la forme capitaliste du procès de travail change tout. On constate que les travailleurs n’existent qu’en tant que force de travail valorisant le capital. Le contrôle du prix du travail est laissé au capital. Il n’y a pas de salaire fixe, si réduit soit-il. Le salaire de subsistance devient flexible. Alors revient la question évidemment incontournable : la présence de l’argent, de la loi de la valeur, de la transformation de la monnaie en capital, ne représente-t-elle pas l’irruption de l’économie capitaliste là où elle n’existait pas?

En 1978, Deng a complètement métamorphosé l’économie de la Chine en l’ouvrant aux investissements directs étrangers en permettant de capter une grande partie du capital excédentaire de la planète dans un pays où il n’y avait pas eu d’accumulation primitive du capital. Ce ne sont donc pas les puissances capitalistes étrangères, mais l’appareil d’État chinois et son Parti qui ont choisi d’emprunter la route du capitalisme pour accroître le développement et la richesse. Un État partenaire important du processus d’accumulation par dépossession. C’est ainsi qu’on a vu émerger à partir d’une population agricole chassée des campagnes, car privée de tout accès aux moyens de production, un immense prolétariat urbain travaillant pour des salaires de « misère ». C’est de là que naît l'image de la Chine « atelier du monde » qui repose sur l’exploitation d’une main-d'oeuvre chinoise très bon marché. La classe ouvrière, qu’on disait en voie de disparition dans les pays capitalistes avancés, réapparaît en Chine, où une grande partie des produits dans presque tous les secteurs de la grande consommation sont fabriqués dans des conditions idéales pour l’exploitation capitaliste — absence de grèves, liberté de circulation limitée de la force de travail, bas salaires, déréglementation du travail, etc. Tout ce qui tire les normes vers le bas pour les travailleurs autant dans les pays capitalistes avancés que partout dans le monde. Bref, on n’en a donc pas fini avec l’arrivée de nouvelles forces de travail à bas coût sur le marché mondial. Le parcours de l’économie socialiste de marché pourrait finir par s’avérer être ce qu’on pourrait appeler la meilleure entourloupe du capitalisme mondialisé. 

C’est donc une affaire entendue : la Chine a basculé dans le capitalisme. Mais on n’en conclut pas pour autant que le communisme serait le mauvais sujet de son histoire. Car désormais un spectre hante la Chine – le spectre du communisme.