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jeudi 10 avril 2014

Autoportrait d’un nous inclusif

De la foi à l'identité
Il ne faut pas se le cacher, le projet de loi 60 sur la Charte des valeurs de laïcité présentée par le Parti québécois prend place dans le débat sans cesse recommencé sur la souveraineté du Québec. En réalité, il y a une étroite solidarité implicite entre la charte des valeurs et l’objectif d’un État national du Québec, maintenant que le Québec ne cesse d’être dépendant de la capacité d’intégrer des populations d’immigrants de plus en plus hétérogènes. C’est pourquoi, si la Charte n’est pas entendue dans le cadre d’un peuple, d’une nation, d’un État, d’un territoire, d’une démocratie, d’une langue, des coutumes et d’une religion comme de sa séparation d’ailleurs, alors on peut parler en effet de racisme, d’ethnicité, de xénophobie, de tyrannie de la majorité, d’attaque aux libertés individuelles, terrain propice à la discrimination, à l'exclusion et à la stigmatisation. Mais cela dit, la question posée est de savoir si le Québec peut continuer de subordonner complètement l’existence des individus de toutes origines géographiques, langues, religions, classes, etc., à leur statut de citoyens de la nation québécoise. Le peuple québécois, produit d’un procès national d’ethnicisation (les Canadiens français), est contraint aujourd’hui de trouver sa propre voie de dépassement du comportement identitaire dans un monde où l’effacement du peuple politique est corrélatif du retour des communautés fondées essentiellement sur les identités religieuses et non plus sur l’adhésion libre des citoyens à leurs institutions politiques.

La Charte québécoise

Comment sortir de cette oscillation du droit au nationalisme, du peuple à l’ethnicité, du religieux à la laïcité? Avant de pouvoir répondre à cette question, remarquons que le Québec a déjà réformé ses institutions dans le sens de l’individualisme avec sa Charte des droits et libertés de la personne adoptée le 27 juin 1975 par l'Assemblée nationale du Québec et entrée en vigueur le 28 juin 1976. (Elle précède de sept ans la Charte canadienne des droits et libertés non ratifiée par le Québec.) C’est à même la Charte québécoise que le Parti québécois propose d’insérer le passage suivant : « Considérant que l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français ainsi que la séparation des religions et de l’État, la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci constituent des valeurs fondamentales de la nation québécoise. » Ce que Vincent Descombes dans son livre Les embarras de l’identité, résume superbement bien quand il écrit : « Dans les sociétés traditionnelles la sphère politique reste englobée dans la religion du groupe en tant qu’entité politique. Dans la société moderne, la religion de l’individu permet à la sphère politique de prendre son autonomie et d’affirmer ses valeurs propres. Qui dit nation dit principe de laïcité, ce qui implique qu’il ne peut pas y avoir une religion d’État. Une société ne peut se définir comme nation tant qu’elle n’a pas accepté de se conformer à l’exigence individualiste de la liberté de conscience, ce qui implique que la religion doit cesser d’y apparaître comme une pratique du groupe pour y devenir une pratique personnelle. »

La reconnaissance équistatutaire

C’est exactement ce qu’a accompli le Québec depuis la Révolution tranquille dans les années 1960. Mais devant le retour du religieux, le Québec veut réaffirmer la laïcité de l’État et pour cela il énonce dans son projet de loi 60 diverses obligations pour les membres du personnel de la fonction publique, dont un devoir de réserve en matière religieuse, se traduisant notamment « par une restriction relative au port d’un objet marquant ostensiblement une appartenance religieuse ». Il établit un cadre d’analyse « pour faciliter le traitement d’une demande d’accommodement pour des motifs religieux ». Un tel accommodement doit respecter le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes (les religions, on le sait, nourrissent depuis toujours les inégalités entre les femmes et les hommes). Bref, face au problème religieux actuel, le projet de loi 60 instituant une Charte de la laïcité s’appuie sur l’égalité femmes-hommes, pour le contrer. Il se trouve par ailleurs s’opposer frontalement à la Charte canadienne attendu qu’elle est fondée sur « des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu » et où la liberté de religion précède la liberté de pensée et d’expression. Quant à l’égalité entre les femmes et les hommes, ou la laïcité, elles ne sont tout simplement pas des valeurs inscrites dans la Charte canadienne, tout au plus on retrouve une mention concernant les hommes et les femmes sous la rubrique : « des deux sexes au même rang que la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion ». Deux Chartes, donc, des valeurs considérées comme supérieures ou inférieures. Pour emprunter son vocabulaire à l’anthropologie, on dira que ces valeurs combinent l’opposition équistatutaire et l’opposition hiérarchique. Il va de soi que cette sorte d’opposition n’offre aucun sens tant qu’on reste dans un lien de subordination à un ordre transcendant : un ordre divin qui prendrait acte dans un ailleurs géographiquement localisable. Les revendications égalitaires telles que l’égalité entre les femmes et les hommes expriment une demande de reconnaissance équistatutaire, elles réclament la fin d’une discrimination, l’instauration d’une règle d’indifférenciation. Par contre, les revendications identitaires telles que les revendications religieuses expriment au contraire la demande d’une reconnaissance hiérarchique, puisqu’elles veulent un statut spécial au titre de leurs différences. C’est attacher une valeur, et donc un rang ou un statut à cette particularité. Le choix est donc entre reconnaître l’autre en tant qu’il est un être humain comme vous, une reconnaissance égalitaire parce qu’équistatutaire, ou bien reconnaître l’autre en tant qu’autre que vous, une reconnaissance hiérarchique qui lui assigne une autre valeur qu’à vous. 

La décision de l’IFAB

Dernier exemple en date, est la décision de l’IFAB (organisme de la FIFA), l'organe garant des lois du football (soccer) qui « a estimé samedi (1er mars) n'avoir aucune raison valable (sic) d'interdire le port du voile sur les terrains ». Cette autorisation du port du voile va à l'encontre de l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est-à-dire d’une reconnaissance égalitaire car équistatutaire. À la place de l’égalité ce qu’il fait, c’est reconnaître la femme en tant qu’autre de l’homme, une reconnaissance hiérarchique qui lui assigne une autre valeur qu’à lui en affirmant la supériorité d’une valeur religieuse sur une autre l’égalité femmes-hommes. Si la Charte québécoise était entrée en vigueur, il y aurait bien eu contradiction avec celle-ci. Et encore plus, si dans la foulée, la Fédération de soccer du Québec avait suivi la décision de l’IFAB comme elle s’est empressée de le faire, puisque pour la satisfaire il a fallu accorder un statut spécial à une catégorie de la population au titre de sa différence. Suivre la décision de l’IFAB et c’est la certitude d’échouer dans la politique d’égalité entre les femmes et les hommes, car réclamant simultanément d’être reconnu comme égal et d’être reconnu en tant qu’autre dans son altérité. Autrement dit, ces revendications mettent en jeu des représentations hybrides, des représentations dans lesquelles la reconnaissance hiérarchique n’est pas déclarée comme telle, mais cherche à se faire passer pour une reconnaissance équistatutaire, un principe égalitaire.

L’identité québécoise

Que pose aujourd’hui la séparation des religions et de l’État dans un Québec qui est passé du couple État-Église au couple État-Laïcité. Le fait qu’au Québec la « religion d’État » n’a constitué finalement qu’une forme transitoire du mouvement national est symptomatique d’une société qui cherche son unité dans le domaine politique et non dans la subordination au religieux comme au Canada. Il est clair aussi qu’au Québec l’uniformité linguistique des Canadiens français est étroitement liée à l’unité politique comme, d’ailleurs, le refoulement coercitif de leurs particularismes culturels par le Canada anglais. Or, la communauté linguistique héritée de la nation mère anglo-saxonne ne faisait pas problème jusqu’à ce que les Canadiens français lui confèrent la signification d’un symbole colonial, on connait la suite : la Révolution tranquille, puis deux référendums en 1980 et 1995. L’État québécois ne se donne dans son identité qu’en excluant de lui une part qui se présentera comme hétérogène. Une opération étatique, qui pose l’identité en rapport avec son autre inclus en tant qu’exclu. Avant de pouvoir être inclusif un « nous » de l’identité politique doit être d’abord exclusif. Il en va ainsi si l’on attribue aux Québécois une identité diachronique qui permet de suivre leurs transformations dans l’histoire et, de façon que le pays ne puisse pas être annexé par son voisin - le Canada. C’est ce « nous » exclusif, susceptible de former un caractère national, qui a conféré une première identité collective au peuple québécois. Aussi, le peuple québécois déterminé présentement par la Révolution tranquille et deux référendums ne se désigne plus comme une communauté ethnique, religieuse, etc., il ne se caractérise plus par son identité canadienne-française, mais par la puissance d’un peuple intervenant pour changer les règles du jeu constitutionnel canadien.

Le nous-peuple

Le concept de peuple se démarque de tout concept de type communautariste ou groupe ethnique, parce qu’il ne se définit pas par une propriété qui permettrait d’identifier ceux qui en font ou non partie. Il est au contraire le concept d’une subjectivation qui procède d’une désidentification, laquelle est condition du débat et du conflit politiques. Le nous-peuple est l’activité par laquelle une multitude s’affirme, à égalité chacun avec chacun de tous ceux qui la constitue, en acte, dans un agir ensemble. Nous sommes alors au coeur de la constitution active d’un « nous » inclusif. Non pas d’un nous identitaire du genre, « nous les Canadiens français catholiques », ou « nous les anglophones, les allophones, les religieux » un « nous » qui enferme dans une communauté en raison d’une propriété qualifiant chacun des individus qui la forment, mais un nous-peuple. Autrement dit, le nous-peuple n’est pas l’assignation à une identité, à une souche, à une religion, mais au contraire le mouvement d’une désidentification par laquelle ceux qui ne sont pas ce qu’ils disent être proclament l’impossibilité de continuer à être comme avant, par exemple des Canadiens français de religion catholique. L’absence d’une telle désidentification, pour une identification au non identique est sans doute la marque de ce que tel groupe, à l’exemple des anglophones du Québec qui restent pris dans leur statut de groupe particulier sans que ceux qui sont pris dans le nom qui les identifie puissent s’en dépendre et se poser comme des sujets politiques, des citoyens du Québec. Il s’ensuit que le nous-peuple conçu politiquement n’est jamais homogène, ne constitue jamais une identité identifiable, mais désigne au contraire un processus actif d’unification (politique) grâce auquel le nous-peuple apparaîtra, aux yeux de tous, comme un peuple, c’est-à-dire comme la base et l’origine de la société politique définie par un territoire limité.

L’exemple de Maria Mourani

Le peuple québécois comme tout autre peuple politique fait de la particularité territoriale une condition de sa forme nationale, ce qui paraît contredire l’aspiration à un Canada unifié. Tout récemment encore, en s’opposant à la Charte de la laïcité du Parti québécois, Maria Mourani députée démissionnée du Bloc québécois (Parti indépendantiste) disait : « J’en suis arrivée à la conclusion que mon appartenance au Canada, avec, notamment la Charte canadienne des droits et libertés, protège mieux l’identité québécoise de toutes les citoyennes et de tous les citoyens du Québec. Je ne suis plus indépendantiste. » Bien sûr, Maria Mourani, peut se lever et dire qu’elle ne se reconnaît plus dans ce qu’énonce le Parti québécois et par là demande à être exclu du « nous » inclusif pour réintégré le « nous » exclusif. Mais que reproche-t-elle exactement au Parti québécois et au projet de loi 60 ? C’est « de faire des élections sur le dos de croyants […]. D’exclure les croyants non discrets de la fonction publique ». Avec pour résultat, donc, que la Charte canadienne protège mieux l’identité québécoise si elle est dissociée de l’identité politique. Or cette « identité québécoise » a trouvé sa forme politique dans l’organisation nationale définie par un territoire, une langue (« habiter la langue nationale, c’est habiter à travers elle la nation elle-même »), une religion, une Révolution tranquille, une Charte, complétant ainsi la mise en place d’une laïcité, d’une désidentification entamée au Québec depuis les années 1960. Le Québec comme toutes sociétés modernes trouvent cette « unité » dans une définition politique ce qui le distingue des autres et en particulier du Canada de ce « nous » exclusif, de cet appel de Mourani à se dissoudre dans le multiculturalisme, essentiellement religieux, canadien. Cette position de Mourani est donc à l’opposé du nous-peuple, du Nous de la volonté nationale qui nous invitent à ne pas dissocier l’identité politique d’une société de ses pratiques culturelles et religieuses, d'où le traitement des demandes d’accommodement en matière religieuse.

Moi,nous,vous,eux et la Charte

Si la souveraineté (nationale) doit être, il faut qu’elle soit territoriale et non plus universelle. CQFD. C’est pourquoi l’idée d’un territoire commun paraît nécessaire à la conscience moderne de l’identité politique. C’est la possibilité même pour un peuple de s’identifier sous une forme politique plutôt que sous la forme, par exemple, d’une allégeance à sa communauté religieuse. Comment ? En constituant une volonté nationale. L’individu qui participe à la volonté nationale n’est pas soumis à la volonté de quelqu’un d’autre ni à sa communauté puisqu’il fait partie à égalité avec les autres citoyens de cette volonté d’un « moi » qui en vient à coïncider avec un « nous » et distinguer d’un autre « nous » (par exemple, les Québécois versus les Canadiens). On quitte assurément cette conception de la société comme simple pluralité d’individus. Pour passer de moi à nous, « je dois ajouter à ma propre personne d’autres personnes ». Comment fait-on pour composer « l’ identité québécoise » à partir de soi ? 
Dans le débat sur la Charte de la laïcité deux valeurs du « nous » s’opposent :
1°le « nous » qui a un sens inclusif (moi, toi, et toi, donc moi et vous face à eux) en gros la position du Parti québécois;
2°le « nous » dont le sens est exclusif (moi et eux face à vous) en gros la position du Parti libéral.
Il ne s’agit aucunement comme on l’entend souvent de distinguer un « nous » qui serait ouvert à autrui d’un autre qui lui serait fermé, car l’un et l’autre « nous » doivent faire passer quelqu’un d’autre (du moi à nous) que le membre constitutif dans l’unité commune (ajouter à mon propre moi d’autres moi) pour composer à cette occasion le nous-peuple. Il s’agit plutôt de considérer son mode de composition pour distinguer un nous d’un autre nous. Par exemple, pour le Parti libéral du Québec : le « vous » représente les « Québécois de souche » soit la majorité francophone, qualifiée de seul groupe encore homogène en Amérique du Nord. Une tare selon le chef du Parti libéral Philippe Couillard qui pense le processus historique de la société comme une simple collection d’individus : « Notre histoire, elle s'écrit depuis plus de 400 ans. Celle de ma famille a débuté par l'arrivée en Nouvelle-France de Guillaume Couillard en 1613. Mais rappelons-nous aujourd'hui une évidence : après les Premières Nations, nous sommes tous des gens venus d'ailleurs. Si la date de l'arrivée varie, il n'y a qu'un seul niveau de citoyenneté pour tous et chacun (sic) ». Mais, quel est ce niveau ou l’on trouve la citoyenneté qui permet de dissoudre un « vous » dans un « nous » exclusif ? À suivre le chef du Parti libéral le citoyen devrait se garder de dilater son « moi » jusqu’aux dimensions d’un « vous » de manière à inclure son « moi » dans un « nous » sans qui ne se fond sur une identité collective. S’il en est ainsi, l’identité de forme politique n’est pas celle de l’affirmation de l’unité, voire de l’homogénéité du peuple, en raison de son identité, mais celle avec laquelle une multiplicité d’individus se constitue en un ensemble nommé le Canada ou plus précisément le multiculturalisme canadien. Ce qui signifie que la citoyenneté québécoise sans l’identité est existence non politique d’un peuple, c’est-à-dire en fin de compte : soumission politique à un autre peuple, à une autre Charte… C’est pourquoi, selon le Parti libéral, la différence qui met à part le « citoyen québécois » (le fameux « vous ») doit être en quelque sorte annulée ou du moins renvoyée à l’insignifiance. Elle doit être jugée sans valeur puisque pour la satisfaire il faudrait accorder un statut spécial au Québec dans le Canada. 

L’identité et l’égalité démocratique


Si le peuple se caractérise par l’égalité de ses membres les uns avec les autres la question est de savoir qui peut bénéficier de cette égalité. Cette question est en liaison directe avec celle de la démocratie étant cette forme d’État qui donne corps à la notion politique d’égalité et cette distinction suppose le préalable de l’entité conçue comme présence immédiate du peuple à lui-même comme substance de l’égalité politique. La démocratie est une forme d’État répondant au principe de l’identité et de l’égalité. L’égalité démocratique est essentiellement l’homogénéité non négligeable d’un peuple sur un territoire, autrement dit : « être lui et pas un autre ». Cela présuppose que le peuple québécois ait une identité préalable, qui se voit confirmée dans son être par le pouvoir démocratique qu’il se donne. En fin de compte, l’acte par lequel un peuple se fait nation. L’unité de la Nation procède de facteurs prépolitiques comme l’histoire, la langue, la religion, les coutumes, etc. La conséquence c’est qu’un peuple ne se donne dans son identité qu’en excluant de lui une part qui se présentera comme hétérogène à l’exemple des qualitatifs « eux » ou « vous ». Ce qui est de reconnaître que l’homogénéité a besoin de l’hétérogène, que l’identité ne peut être affirmée sans son autre, cet autre qui n’est pas à proprement parler l’étranger. Il y a donc bien nécessité d’une hétérogénéité posée pour soi, faute de quoi c’est l’entité du peuple qui serait en danger politique. Ce qu’a bien compris le Parti québécois (souverainiste) en décidant de présenter son projet loi 60 de la Charte de la laïcité. Il s’agit de comprendre le processus historique par lequel un peuple se fait souverain, c’est-à-dire constituant. Du coup ce n’est plus la logique de l’identité et de l’appartenance qui joue. La question n’est pas de savoir qui est membre du peuple ou non, et en raison de quelle propriété un individu peut être dit appartenir ou non, et compter comme membre du peuple ou non. Ce que nous avons à comprendre, c’est la différence spécifique du peuple québécois en devenir et la façon dont en s’articulant au nationalisme québécois et contre le nationalisme canadien dans leur différence la Charte de la laïcité lui est nécessaire.