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dimanche 24 juillet 2011

Une biofiction de Nikola Tesla par Jean Echenoz

La dernière des trois «biovies» de Jean Echenoz romance la vie flamboyante et tragique de Nikola Tesla (1856-1943).  Avec Des éclairs, après Ravel (Maurice Ravel, 2006) et Courir (Emile Zatopek, 2008), Jean Echenoz a de nouveau choisi un personnage réel, qu’il nomme Gregor, pour nourrir le héros de sa biofiction. Impossible ici de montrer tout ce qui relie ces trois vies. Mais on ne peut qu’être frappé par la grande solitude, outre son génie inventif, que Gregor alias Tesla a en commun avec Ravel, et par l’importance du contexte historique, qui agit autant sur le scientifique que sur l’athlète. Des éclairs, c’est donc l’histoire d’un surdoué, d’un scientifique génial, mais à l’existence vaincue par ses concurrents et par ses tragiques entêtements.   Des trois biovies, la vie de ce scientifique utopiste semble être la plus fatale puisque son ennemi n’est pas extérieur mais intérieur. Gregor, enfermé en lui-même, se sabote à force d’orgueil, de vanité, d’aveuglement. Il se heurte au capitalisme triomphant où la concurrence et la rivalité des intérêts font coïncider un formidable progrès scientifique avec une économie de marché naissante.  Voilà pour sa «biographie» romanesque.  

Mais quand est-il de sa biographie scientifique? Est-ce l’influence d’Internet, qu’Echenoz dit avoir consulté pour connaître le personnage réel, qui lui faire dire certaines énormités comme Röntgen lui piquera les rayons X et Marconi, la radio?  Voilà donc un sombre génie à qui il n'aura servi à rien de déposer 700 brevets ni de révéler des phénomènes dont d'autres exploiteront les promesses : «la radio. Les rayons X. Le radar. L'air liquide. La télécommande. Les robots. Le microscope électronique. L'accélérateur de particules. L’Internet. On en passe» (p.80). C’est heureux! Le dépôt de plus de 700 brevets ne prouve pas que Gregor-Tesla a bien compris le système des brevets aux États-unis et son rôle dans l’essor de l’économie américaine.  C’est en effet grâce à la médiation du brevet que l’invention devient innovation en ce sens qu’acquérant une valeur marchande et devenant commercialisable, elle est définitivement introduite dans l’activité économique. Cette préoccupation économique est inscrite dans le préambule de la Constitution, qui fait explicitement référence au « bien-être général » de la nation Ce système stimula, en même temps que l’innovation, un essor économique qui devait assurer aux États-Unis un leadership incontesté à la fin du XXe siècle. 

Jefferson futur responsable, en sa qualité de secrétaire d’État, de l’office des brevets qui sera créé par la loi de 1790 récuse la référence à une propriété de l’inventeur sur ses idées, c’est-à-dire qu’il réfute la référence à la propriété intellectuelle comme droit naturel. À partir du moment où une idée est diffusée, elle devient un bien commun. Et c’est là que le brevet devient ce médiateur, car tout en sauvegardant le privilège de l’inventeur de jouir des fruits de son invention (ce privilège sera limité dans un premier  temps à quatorze ans) celui-ci est accordé en contrepartie de la divulgation de l’invention. Le brevet est publié, donc ouvert à tous, et il  doit contenir un descriptif suffisamment clair et précis de l’invention pour que celle-ci puisse être reproduite par une personne versée dans le domaine. Les États-Unis furent donc les premiers à se doter d’un système de brevet que l’on peut qualifier de « moderne » par lequel les inventeurs étaient récompensés et l’intérêt collectif sauvegardé. Tel que le soulignait Georges Washington le 3 janvier 1790 devant le Congrès des États-Unis, le but ultime était « d’induire efficacement l’introduction d’inventions utiles et nouvelles, en provenance de l’étranger, de même que de stimuler l’adresse et le génie indigène pour la production de telles inventions ». En effet, le choix fait par les Pères fondateurs d’inscrire le brevet dans le texte fondateur de la République américaine témoigne de l’importance qu’ils accordaient à l’innovation et à sa diffusion et, de fait, le système américain des brevets apporta, pendant deux siècles, une solution de compromis efficace à l’équation contradictoire qu’ils avaient cherché à résoudre : favoriser l’innovation en protégeant le droit de l’innovateur, mais aussi permettre que sa diffusion ait des retombées positives sur l’ensemble de la collectivité nationale. C’est peut-être cela que Tesla n’avait pas bien saisi, car si le brevet a pour première fonction de protéger les inventeurs, l’autre fonction est d’informer les innovateurs.  Le brevet vise donc à favoriser simultanément l’innovation et la diffusion de la connaissance par la reproduction possible de l’invention. En somme, la base de la science moderne.

Prenons l’exemple des rayons X. L’histoire raconte qu’en 1869, le Britannique William Crookes met au point le tube électronique à cathode froide, dit tube de Crookes. Près de vingt-cinq ans plus tard, en 1895, le physicien allemand Wilhelm Röntgen parvient, en s'appuyant sur cette invention, à mettre en évidence l'existence des rayons X. Le tube de Crookes se compose d'une ampoule de verre, dans laquelle règne un vide partiel, contenant deux électrodes. Lorsqu'un courant électrique traverse l'ampoule, le gaz résiduel s'ionise, formant des ions positifs qui libèrent des électrons en venant frapper la cathode. Ce rayonnement d'électrons, appelé rayons X, bombarde le fond luminescent du tube et illumine la paroi. À cette époque, les physiciens (Tesla était-il de cela?) s’intéressaient aux effets engendrés par une décharge électrique créée entre deux électrodes placées dans un tube de verre où l’on a fait le vide. Les parois du tube émettent en effet une lumière verdâtre (fluorescence). Crookes avait imputé cette lumière à l’impact, sur le verre, d'un rayonnement produit par la décharge. Ce rayonnement, encore mystérieux, fut appelé "cathodique", car il provenait de l’électrode négative : la cathode. Le soir du 8 novembre 1895, Röntgen mit en marche le « tube de Crookes » (1869) et remarqua une lueur provenant d’un écran luminescent posé, par hasard, sur une table située à distance. Cette lueur ne pouvait avoir été créée par l’impact des rayons cathodiques car ceux-ci sont rapidement arrêtés par le verre et l’air. Röntgen comprit très vite qu’un autre type de rayonnement, invisible et pénétrant, était sorti du tube pour provoquer la luminescence observée. Ce rayonnement énigmatique, il le nomma un peu plus tard : rayons X. Ce qu’on peut conclure, c’est que les rayons X ne passent absolument pas par Tesla.   Et si on devait remonter tout au début, pourquoi ne pas attribuer les rayons X à Crookes puisqu’il est à l’origine de la preuve de leurs existences possibles?  Si on suit la science en action, comme dirait Bruno Latour, les objets techniques deviennent les éléments les plus omniprésents, juste après les descriptions techniques, c’est-à-dire les brevets. 

À l’exemple de Heinrich Hertz et les ondes électromagnétiques dont il démontra en 1887 l’existence, venant ainsi confirmer la théorie de Maxwell sur l’existence de celles-ci. Cependant de Maxwell on pourrait remonter à Faraday, à Ampère puisque ses équations découlent des travaux précédents sur l'électricité et le magnétisme réalisés par ceux-ci. Mais c’est à Hertz que l’on attribue l’acte de leurs naissances (à juste titre). Il mit en évidence par l’intermédiaire d’instruments, d’objets techniques la transmission à distance des ondes électromagnétiques confirmant dans son ensemble la théorie de Maxwell. Plus surprenant encore, sans que lui-même pense aux ondes radio, sa «découverte» fut considérée comme l’acte de naissance scientifique de la radiotechnique et il fut reconnu comme le père des ondes radioélectriques auxquelles justement on donna le nom «d’ondes hertziennes». C’est pourquoi, le fait de considérer sérieusement Tesla comme le créateur de la radio sous le brevet17 déposé à l'United States Patent and Trademark Office le 20 mars 1900 comme on le trouve écris dans l’Internet n’a pas de sens malgré qu’on avance qu’avant que Tesla n'obtienne la primauté de l'invention, celle-ci était attribuée, à tort, à Marconi, plus populaire et meilleur homme d'affaires. «Véritable inventeur de la radio, il gagnera en 1943 son procès intenté à Marconi pour contrefaçons de brevets (quelques mois après sa mort la Cour suprême va trancher dans le procès avec Marconi qui aurait utilisé 17 des idées déposées par Tesla).» Mais trop tard, on peut lire, le nom de Marconi restera attaché à la radio. Néanmoins, cela n’empêche pas Tesla d’être considéré comme le prouve le 50e anniversaire de l’invention de la radio en Tchécoslovaquie qui pour l’occasion émit une série de timbres-poste à l’effigie des six inventeurs de la radiodiffusion : il s’agissait de l’Allemand Heinrich Hertz, du Français Édouard Branly, du Russe Alexandre S. Popov, de l’Italien Guglielmo Marconi, du Yougoslave Nikola Tesla et de l’Américain Edwin H. Armstrong. L’invention de la radio est évidemment une oeuvre collective  et à laquelle d’ailleurs on pourrait ajouter beaucoup d’autres noms.  Quant à l’opposition Tesla / Marconi, elle n’a de signification que parce qu’elle se plaçait au sein du compromis sur les brevets, toutefois dans leur fonctionnement ils étaient proche, car comme Marconi, Tesla adorait les représentations publiques destinées, notamment, à convaincre le monde des affaires de financer ses détonantes recherches. On peut citer, parmi ses nombreuses expériences, les ondes terrestres stationnaires ou "onde Tesla" (1899) qui lui permettent, lors d’une expérience célèbre, d’éclairer 200 lampes à 40 kilomètres... sans fil ! C’est là la grande différence avec quelqu’un comme Marconi, car Tesla pensait plus à transmettre à distance de l’énergie électrique que des signaux - participant à la radiotechnique plutôt qu’à la radiocommunication. Cependant, il sera un précurseur dans l’emploi des courants à haute fréquence permettant de passer des ondes amorties aux ondes entretenues les seuls pouvant transmettre sans fil la voix humaine à distance, mais des difficultés financières l’ont obligé à les abandonner pour de bon en 1900. Quoi qu’il en soit, l’avenir de la radiophonie ne passera pas par l’électricité mais par l’électronique, l’électron, les tubes électroniques, les courants faibles, etc. De toute façon, on n’en finira jamais avec ces histoires de violations de brevets et les batailles judiciaires qui s’en sont suivies.  Enfin pour revenir à la polémique acerbe entre Marconi et Tesla, ce qu’on peut en dire, c’est que très tôt Marconi, à l’inverse de Tesla, avait compris que l’avenir de radio est à base de sens plutôt que de kilowattheure.  

Ainsi, rien n’arrête Echenoz pris à ses propres sortilèges, et prêt à faire de Nikola Tesla un nouveau Jules Verne qui, comme on le sait, avait tout prévu, tout, sauf l’automobile. De la même manière, Tesla serait à l’origine de toute une série d’inventions qui irait jusqu’à celle de l’Internet, mais il n’avait pas prévu l’ordinateur. Mais sans rien anticiper, il est, quand même, scientifiquement et techniquement parlant, à la page. Par contre, il a choisi d’être à sa manière radicalement orgueilleuse au-delà de l’économique, et c’est cela même qui le rattrapera plus tard, violemment, cruellement puisqu’il finira seul, dans la misère, entouré de pigeons, malade et oublié, dans un hôtel minable (Zola ressuscité). Loin donc, d’être en avance sur son temps, Tesla, sur ce point, est même fort en retard sur son pays d’accueil et son modèle économique dont le brevet est, en quelque sorte, coexistant à sa fondation. Le malheur de Tesla ne vient-il pas qu’il a trop cru dans le système américain des brevets, où c’est l’État qui octroie le brevet et garantie que les tribunaux feront respecter le droit exclusif de propriété à son détenteur? Toutefois, il ne s’agissait pas là d’une faveur, mais bien de la reconnaissance d’un droit que les tribunaux devaient faire respecter. Reste que, si les systèmes arbitraires précédents de privilèges sont abolis, les monopoles restent. On peut même ajouter que le système américain des brevets favorise la constitution de monopoles, car le droit exclusif d'exploitation est un «droit négatif», interdisant à des tiers d'utiliser, produire, importer ou vendre l'invention couverte par le brevet sans le consentement du titulaire. 

Tesla alias Gregor a-t-il cru naïvement en cela? A-t-il vraiment cru dans le brevet comme instrument juridique protégeant ou plus précisément donnant la primauté à la propriété intellectuelle sur la propriété industrielle? (D’ailleurs la première convention dite de Paris sur la protection de la propriété industrielle date de 1883 et ratifiée en 1887 par les États-Unis, alors que le même genre de convention sur la propriété intellectuelle verra le jour qu’en 1967.) Et si Tesla a cru sincèrement dans le principe de la protection de la propriété intellectuelle, le développement des États-Unis lui prouvera qu’il avait tort. Car le brevet comme médiateur entre deux principes contradictoires n’aura été qu’un marché de dupes. Tout le monde a fait des bénéfices sauf le pauvre Tesla dépositaire pourtant de plus de 700 brevets. La validité de cette thèse semble établie puisqu’en même temps de grandes sociétés sont nées et se sont développées grâce à l'exploitation de brevets. À l’exemple de la société Western Electric Co.(celle-là même qui avait employé Tesla et avait conclu avait lui le deal du siècle), et bien sûr General Electrique fondé en 1892 par la fusion (déjà) d'une partie de Thomson-Houston Electric Company et d'Edison General Electric Company. Plus tard fut fondée la Radio Corporation of America (RCA). D’autres sociétés analogues virent le jour dans différents pays. Par exemple, en Angleterre dès 1897, Marconi créait la société Marconi Company Ltd, (rebaptisé la Marconi Wireless Co. en 1900). En Allemagne, c’est dès 1903 que Siemens et l’AEG créaient la société Telefungen pour l’exploitation des brevets de Braun et d’Arco, etc. Bref, dès ces premiers balbutiements, le développement industriel n’a pas été qu’une affaire d’invention, de dépôt de brevet, de laboratoire, mais de moyens financiers, et ce fut, par exemple, un des atouts de Marconi. 

Dans courir, son héros Zatopek se heurtait à la politique de son pays. Dans Des éclairs, son héros Tesla-Gregor se heurte au système capitalisme. Mais Echenoz exprime haut et fort son désir de ne pas être critique et de considérer les choses qu’à un niveau individuel. Et c’est par la vie individuelle de chaque héros qu’il va appréhender le réel qui la façonne.