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jeudi 1 août 2013

La Chine capitaliste de Deng Xiaoping (partie 2)

Si Marx avait assigné l'économie au capital, 
Deng a assigné l’économie capitaliste 
au développement de la Chine. 

Sans savoir ce que contiendra le contenu de la réforme à venir contre l’inégalité économique, on peut déjà dire qu’il n’est plus question pour la Chine de revenir à l’époque socialiste du danwei (l’unité de base de production et de vie) où dans un même lieu on trouvait, outre les unités de production, les fonctions sociales comme la crèche, l’école, l’hôpital, la maison de retraite, etc.; les services comme le logement, la cantine, la bibliothèque, le centre de sports, les boutiques, etc. Bien entendu, dans cet espace du socialisme les besoins sociaux ne sont pas des marchandises, on ne peut pas les acheter sur le marché. On rappellera qu’à l’argent étaient substitués le moyen et le besoin personnifiés par le fameux adage : « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Le socialisme ayant supprimé la loi de la valeur et de marché abolit donc l'économie qu’on nomme « capitaliste » (mais y en a-t-il une autre?) en abolissant la séparation d’avec l’État et instaure la production dans le champ de l'État comme la danwei l’exemplifie. La danwei est le lieu de l’État avec ses zones, zones à travailler, zones à protections et avantages sociaux, à se loger et se divertir, bref un espace spécifique constitutif du socialisme chinois. Mais, c’est dans cet espace essentiellement non monétarisé que l’argent comme équivalent général ( désigné ainsi par Marx) revient soudainement comme un mirobolant retour d’un passé enfoui, quoique la Chine n’ait pas la longue tradition du capitalisme européen ou américain. Résonnent alors, se mêlent et se répondent dans une étrange partition à longue portée le Manifeste du Parti communiste, qui critique l’« ascétisme général » et l’« égalitarisme grossier » et polémique contre la glorification du paupérisme et de la vision du socialisme en tant que distribution relativement égalitaire de la « misère », et le maoïsme. Forte de cette caution morale, une réplique à cette glorification s’est manifestée en Chine lorsque Deng Xiaoping a appelé à réaliser la « prospérité sans perdants » à atteindre étape par étape. C’est dans ce cadre que doit être resitué le mot d’ordre directement politique « il est glorieux de s’enrichir », qui a provoqué un gros scandale de la même ampleur, peut-on dire, qu’en Russie soviétique quand de nombreux ouvriers, même inscrits au parti bolchevique, ont condamné la NEP comme une trahison des idéaux socialistes.

Environ une soixantaine d’années après la NEP, la Chine à son tour met en œuvre une relative libéralisation économique pour redynamiser le pays qui, en 1978, sortait d'une Révolution contre la ligne révisionniste et son échec, de la disparition de Mao, puis de l’élimination de la bande des Quatre. Comme pour la NEP, c'est une décision imposée par les circonstances, une phase de transition dans la construction du communisme justifié par le retard économique, le sous-développement de la Chine (dixit Deng). Dès lors, toute transition y compris celle du communisme, se trouve médiée par celle du capitalisme qui devient l’opérateur du développement en lieu et place du développement planifié. Par un retournement dialectique de l’histoire, pour reprendre Marx qui, parlant de la dialectique hégélienne, disait « qu’elle marche sur la tête »; Deng de la même façon lisant le Manifeste insiste sur le fait que le capitalisme doit se développer en Chine avant que la lutte pour le communisme puisse s’engager. Fidèle en cela à Marx, il renverse ainsi la théorie rigide des « formes précommunistes » dont se moque déjà le Manifeste. L’ironie de l’histoire veut que ce soit pendant la Révolution culturelle alors qu’il est assigné avec sa femme en résidence surveillée à Pékin, puis envoyé dans la province du Jiangxi en « rééducation » qu’il re-découvre les grands textes du marxisme, dont le Manifeste du Parti communiste de Marx et d’Engels. Texte dont la lecture sera décisive à la restauration du capitaliste comme transition en Chine. Ce n’est donc pas un hasard si le retour du capitalisme est inspiré par la montée de la classe bourgeoise jugée à l’époque comme révolutionnaire et bouleversant les conditions de vie féodales et leurs liens hiérarchiques en transformant radicalement les rapports sociaux et déployant les forces productives. Bien entendu, l’histoire n’étant pas figée, lorsque Deng se questionne sur l’identité du sujet historique aujourd’hui, il ne peut que tomber sur le néolibéralisme et l’économie de marché qui sonnent, d’ailleurs, comme une nouvelle variante de l’« époque bourgeoise »; mais à la différence de cette dernière, ils sont issus, suite à la crise des années 30, du New Deal nommé ailleurs les Trente Glorieuses, puis de l’État-providence (toutes des alternatives au capitalisme dur que la Chine n’a pas connu). Autre différence de la voie chinoise, c’est qu’elle est issue dans le temps, non pas de l’effondrement de la société féodale, mais du passage de la société socialiste (égalitaire) à la société capitaliste (inégalitaire). 

Ainsi, de sa lecture du Manifeste, il remonte des brides, fragments de phrases qui, malgré le décalage dans les termes, résonnent dans la Chine d’aujourd’hui : « Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous les pays ». « L’esprit national étroit et borné est chaque jour plus impossible ». « La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville ». « Les moyens de production qui ont servi de base à la formation de la bourgeoisie ont été produits par la société féodale. À un certain stade du développement, les conditions de la propriété féodale ne correspondirent plus aux forces productives déjà développées ». « Au développement du capital, répond dans une proportion égale le développement du prolétariat ». « Être capitaliste signifie occuper non seulement une position personnelle dans la production, mais aussi une position sociale. Le capital est un produit collectif, et il ne peut être mobilisé que par l’activité commune de nombreux membres, et en dernière instance que par l’activité de tous les membres de la société. Le capital n’est donc pas une puissance personnelle, il est une puissance sociale. Il perd son caractère de classe ». C’est que le capitalisme est lui-même qu’une phase de transition comme la dictature du prolétariat, qui n’est elle-même qu’une phase de transition, avant ce que Marx, ainsi que Mao ont appelé la société communiste, société sans classe, sans État. Aujourd’hui avec la prolétarisation massive en Chine se constitueraient les conditions historiques pour parvenir, en accord avec Marx, à la victoire du prolétariat, fossoyeur du capitalisme, puis à la venue du communisme... Partisan du chemin capitaliste, Deng n’aurait donc pas opéré un tournant contre-révolutionnaire, mais remit sur ses pieds l’Histoire. 

S’interrogeant sur le développement de la Chine, Deng Xiaoping ne pouvait donc tomber que sur le capitalisme. Non seulement en vertu du fait que le capitalisme a su imposer à la civilisation un nouveau modèle de développement du marché, mais surtout parce qu’il trouve la condition de son existence dans une incessante expansion planétaire. « La bourgeoisie entraîne toutes les nations jusqu’aux plus barbares, dans le courant de la civilisation. Le bas prix de ses marchandises est son artillerie lourde, avec laquelle elle rase toutes les murailles de Chine. Elle contraint toutes les nations, si elles ne veulent pas courir à leur perte, à adopter le mode de production de la bourgeoisie; elle les contraint à introduire chez elles ce qu’on appelle civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se crée un monde à sa propre image ». Quelle anticipation de la part de Marx et Engels! Mais sans les trahir on peut dire avec Deng que le devenir de la bourgeoisie s’arrête aux portes de la Chine. On peut même affirmer que la clôture bourgeoise se place dès le début des réformes, c'est-à-dire lors de la clôture de la période maoïste et de l'arrivée de Deng au pouvoir. Dans un discours prononcé pendant le sixième plénum du douzième Congrès en septembre 1986, il réaffirmait : 
« La lutte contre le libéralisme bourgeois, c’est moi qui en parle le plus et qui insiste le plus dessus. Pourquoi? Primo, il y a en ce moment dans les masses, surtout chez les jeunes, une vague idéologique qui n’est autre que du libéralisme. Deuzio, il y a ceux qui jouent du tambourin là-bas, des discoureurs de Hong-Kong ou de Taïwan, qui sont tous opposés à nos quatre principes fondamentaux : ils veulent que nous adoptions tout le capitalisme, comme si c’était là la véritable façon de se moderniser. Qu’est-ce donc en réalité que ce libéralisme? Le libéralisme en soi est inséparable de la bourgeoisie, il n’existe pas de libéralisme prolétarien ou de libéralisme socialiste. Le libéralisme en soi est une résistance à notre politique et à notre système. Cela s’appelle l’opposition ou le révisionnisme. La situation réelle est la suivante : appliquer le libéralisme signifie, pour nous, nous engager sur la voie du capitalisme. C’est pourquoi nous utilisons l’expression “ lutter contre le libéralisme bourgeois ” . »
Ce texte, au-delà du dire, ce qu’il vise au premier chef, c’est le capitalisme parlementaire. Oui au capitalisme, mais non au retour du libéralisme parlementaire. Il veut le capitalisme, mais sans la bourgeoisie ni le parlementarisme qui s’y rattache. Ainsi, trois ans avant les événements de 1989 Deng trace déjà une ligne rouge à ne pas franchir. 

Qu’est-ce que signifie alors la voie chinoise vers le capitalisme si elle diffère du libéralisme bourgeois? Selon cette voie les étapes de développement capitaliste ainsi que l’annexion habile et la transfiguration de l’économie de marché dans la rhétorique du socialisme, allant jusqu’à parler d’« économie socialiste de marché », étaient un faux-fuyant au libéralisme bourgeois, et plus précisément au parlementarisme. Mais ce discours est plus qu’une contorsion rhétorique, c’est l’expression de « l’édification du capitalisme aux couleurs de la Chine ». La série de réformes mise en place à partir de 1978 par Deng Xiaoping et ses alliés a été l'introduction de l'économie dans le socialisme et l’affirmation de la compatibilité du socialisme et de l'économie de marché. Partant, ce capitalisme baptisé « socialisme de marché » donne naissance à un modèle très original — non libéral — en ce sens que l’économie reste subordonnée à l’État. En même temps, la Chine altère le champ des luttes (entre autres la lutte entre le capital et le travail) en changeant la condition, la position et le poids relatif des travailleurs, et en les exploitant selon une autre logique. Car ce qui change dans la transition à l’économie socialiste de marché c’est la position de la production, c’est-à-dire sa séparation de l’État et son passage sous le contrôle direct du capital donc de l’argent. Dans la Chine de Deng, c’est par la production que le capitalisme est introduit. Ce qui était auparavant pouvoir du travail devient à présent pouvoir du capital qui ne peut se produire et se reproduire que s’il s’approprie le procès de travail. En y entrant, les travailleurs chinois sont incorporés au capital et transformés en prolétaires. Autrement dit, les travailleurs, essentiellement les ouvriers, paysans chinois, se sont vus privés au fur à mesure de l’accès aux moyens de production socialiste. 

Suivant l’interprétation de Marx, pour qu'il y ait transformation de l’argent en capital tel que le définit le capitalisme, il faut que le détenteur de l'argent trouve le travailleur libre sur le marché des marchandises, libre en ce double sens que, d'une part, il dispose en personne libre de sa force de travail comme d'une marchandise lui appartenant et que, de l’autre, il n'ait pas d'autres marchandises à vendre, et soit Iibre de toutes les choses nécessaires à la réalisation de sa force de travail, c’est-à-dire déjà avoir été privé de l'accès aux moyens de production. Bref, le capitaliste ne possède pas Ie travailleur, mais seulement, pendant un laps de temps déterminé, sa capacité à travailler et à produire de la valeur. Et cela est tout aussi vrai dans la Chine de Deng à une nuance près : le travailleur chinois ne devient pas cette figure libre qui érode le Parti, rend illégitimes les privilèges et fonde une relative égalité des individus et qui a à voir avec le suffrage universel au sens des démocraties représentatives.

Le contraste entre la rhétorique de la liberté utilisée par le libéralisme bourgeois et la réalité de l’achat/vente de la force de travail, n’a rien d’étonnant quand on sait comment le travailleur a acquis cette « liberté » en étant dépouillé, privé notamment du libre accès aux moyens de production. Deng a bien fait campagne pour « libérer » autant d’ouvriers, et de paysans que possible de tout contrôle direct des moyens de production, et de tout accès direct à eux. Tout comme il a libéré la production jusqu’alors contenue par le mode de production socialiste en découplant valeur économique et valeur d’usage (par exemple, les travailleurs continueront de bénéficier des protections et avantages sociaux fournis par la danwei). Il part donc du principe que la prolétarisation soit déjà effective, et qu'il existe déjà un marché du travail ou plus exactement un marché des forces de travail comme producteur de la valeur. Il a compris, à la suite de Marx, que sous le capital la force de travail est une marchandise qui ne ressemble à aucune autre. Car, c'est la seule marchandise qui a la capacité de créer de la valeur économique. Mais, qu’est-ce qui détermine la valeur de la marchandise force de travail? De la réponse de Marx, Deng va retenir principalement que pour se conserver, l’individu vivant a besoin d’une certaine somme de moyens de subsistance. Le temps de travail nécessaire à la production de la force de travail se résout donc, dans le temps de travail nécessaire à la production de ces moyens de subsistance, ou encore la valeur de la force de travail est la valeur des moyens de subsistance nécessaire à la conservation de celui qui la possède. Mais si elle a un coût, elle a aussi un prix puisque la valeur économique s’évalue en monnaie. En effet, Marx pose comme principe que le salaire, à un moment donné dans une société donnée, est déterminé par l’ensemble des marchandises nécessaires à la subsistance du travailleur, ainsi que la manière de les satisfaire. À l’évidence, ce qui est acceptable en Chine ne l’est pas dans les pays capitalistes avancés. Deng comprend alors l’avantage concurrentiel que la Chine peut en tirer dans son lien avec l’histoire passée et sa transition cruciale au capitalisme. Notamment dans la détermination de la valeur de la marchandise force de travail chinoise vendue au capitaliste contre de l’argent.

La valeur de la force de travail dépend donc non seulement des biens nécessaires à sa conservation dont, du reste, une part essentielle continue d’être fourni par la danwei, mais aussi de sa transformation de marchandise en argent et de l’argent en marchandise selon la relation M-A-M. Toutefois, une société qui utilise l’argent n’est pas forcément une société capitaliste. Si tout se réduisait au modèle de circulation M-A-M, l’argent ne serait rien d’autre qu’un médiateur. Le capital apparaît lorsqu’il y a transformation de l’argent en capital, quand l’argent circule dans le but de rapporter davantage d’argent. Si le travailleur s’inscrit toujours dans le circuit M-A-M, le capitaliste relève pour sa part du circuit A-M-A. Le capitaliste qui arrive sur le marché doit payer toutes les marchandises (matières premières, machines, bâtiments, etc.) avant de pouvoir en disposer; toutes, sauf la force de travail : il ne paie ceux qui la lui fournissent qu’une fois le travail exécuté. Le travailleur avance ainsi sa force de travail au capitaliste, dans la promesse d’être payé en retour. Les travailleurs se trouvent ainsi dans une situation de grande précarité, non pas quant à la garantie de l’emploi, mais quant à la garantie du salaire. Cette asymétrie dans l’accès à l’argent change fondamentalement la logique du système se fondant sur l’échange M-A-M. Ce n’est plus le temps qui articule le travail au capital (entendu ici au sens de Marx) et l’identifie depuis le XIXe siècle à la double révolution industriel et démocratique et qui avait été celui du libéralisme bourgeois. Ce n’est plus par la valeur définie comme temps de travail socialement nécessaire, que le capitalisme peut être identifié, mais bien davantage par une production réglée par l’argent comme équivalent général et défini comme la convertibilité de toutes les marchandises et de toutes les forces de productions. Ce changement dans la forme capitaliste du procès de travail change tout. On constate que les travailleurs n’existent qu’en tant que force de travail valorisant le capital. Le contrôle du prix du travail est laissé au capital. Il n’y a pas de salaire fixe, si réduit soit-il. Le salaire de subsistance devient flexible. Alors revient la question évidemment incontournable : la présence de l’argent, de la loi de la valeur, de la transformation de la monnaie en capital, ne représente-t-elle pas l’irruption de l’économie capitaliste là où elle n’existait pas?

En 1978, Deng a complètement métamorphosé l’économie de la Chine en l’ouvrant aux investissements directs étrangers en permettant de capter une grande partie du capital excédentaire de la planète dans un pays où il n’y avait pas eu d’accumulation primitive du capital. Ce ne sont donc pas les puissances capitalistes étrangères, mais l’appareil d’État chinois et son Parti qui ont choisi d’emprunter la route du capitalisme pour accroître le développement et la richesse. Un État partenaire important du processus d’accumulation par dépossession. C’est ainsi qu’on a vu émerger à partir d’une population agricole chassée des campagnes, car privée de tout accès aux moyens de production, un immense prolétariat urbain travaillant pour des salaires de « misère ». C’est de là que naît l'image de la Chine « atelier du monde » qui repose sur l’exploitation d’une main-d'oeuvre chinoise très bon marché. La classe ouvrière, qu’on disait en voie de disparition dans les pays capitalistes avancés, réapparaît en Chine, où une grande partie des produits dans presque tous les secteurs de la grande consommation sont fabriqués dans des conditions idéales pour l’exploitation capitaliste — absence de grèves, liberté de circulation limitée de la force de travail, bas salaires, déréglementation du travail, etc. Tout ce qui tire les normes vers le bas pour les travailleurs autant dans les pays capitalistes avancés que partout dans le monde. Bref, on n’en a donc pas fini avec l’arrivée de nouvelles forces de travail à bas coût sur le marché mondial. Le parcours de l’économie socialiste de marché pourrait finir par s’avérer être ce qu’on pourrait appeler la meilleure entourloupe du capitalisme mondialisé. 

C’est donc une affaire entendue : la Chine a basculé dans le capitalisme. Mais on n’en conclut pas pour autant que le communisme serait le mauvais sujet de son histoire. Car désormais un spectre hante la Chine – le spectre du communisme.

jeudi 6 juin 2013

La Chine capitaliste de Deng Xiaoping (partie 1)

« Le développement est la seule et unique vérité. » 
Deng Xiaoping


Dans un article récent de l’Agence France-Presse coiffé, au demeurant,  d’une accroche fallacieuse, car il était écrit : « Les inégalités sociales sont plus flagrantes au pays de Mao qu’à celui de l’oncle Sam »; alors qu’il aurait été plus juste d’écrire : « au pays de Deng Xiaoping ». Notamment pour avoir dit : « Il faut prélever les éléments positifs du capitalisme pour édifier le socialisme à la chinoise [sic]. » Aujourd’hui, on a donc le résultat « positif » sous la forme d’une mesure des inégalités des revenus connue sous le nom de coefficient de Gini dont la valeur 0,4, nous dit-on, est communément acceptée comme un seuil d’alerte (la valeur 0 représentant une égalité parfaite des revenus entre tous les citoyens tandis qu’une valeur 1 signifierait que tous les revenus dans un pays reviennent à une seule personne). Ainsi, dans un souci de transparence, le gouvernement chinois a publié le vendredi 18 janvier 2013 pour la première fois depuis plus de dix ans le dernier indice de Gini qui s’est élevé, en 2012 à 0,474, après avoir culminé à 0,491 en 2008, mais à l'époque non publié. « Ces données reflètent l’urgence pour notre pays d’accélérer la mise en oeuvre de notre projet de réforme de la distribution des revenus afin de réduire les disparités », a déclaré le directeur du Bureau national des Statistiques (BNS), Ma Jiantang, lors d'une conférence de presse. Pour comparaison, cette limite de 0,4 est dépassée notamment par les États-Unis (0,45 en 2007 après avoir été de 0,47 en 2006), la Thaïlande (0,536 en 2010) ou encore I'Afrique du Sud (0,65 en 2005) alors que d’autres pays comme la France avec un coefficient de Gini de 0,321 en 2008, I'Allemagne de 0,27 en 2006 ou le Japon avec un coefficient de 0,376 en 2008, sont sous la barre des 0,4. Au Canada, il se situe, toujours d'après l’AFP, à 0.396 (date non précisée). D’ailleurs, les données présentées par l’AFP sont difficilement comparables à cause des années qui ne sont pas les mêmes et des situations différentes selon les pays. Malgré tout, le coefficient de Gini est un outil puissant pour mesurer le degré d'inégalité dans la distribution des revenus même si, sa validité, son incontestabilité dépend directement de la qualité des données statistiques utilisées pour l'établir. Seulement voilà, il n'y a pas de normes internationales à ce sujet. 

Dans ces conditions pourquoi le gouvernement chinois tenait-il tant à publier son propre coefficient de Gini pour l’ensemble de la population chinoise? Pourquoi braquer les projecteurs sur les inégalités de revenus, sur un système capitaliste non redistributif et potentiellement créateur d’instabilité? Sûrement pas, dans le but de savoir si le pays de Deng est encore égalitaire au même titre que certains anciens pays du bloc de l’Est tel que la Hongrie qui en 2009 avait un indice Gini de 0,25, ou Cuba qui démontre l'évolution vers une plus grande égalité quand de 1953 à 1986 l’Île est passée de 0,55 à 0,22, ou découvrir le constat inverse comme aux États-Unis, où le coefficient de Gini est passé de 0,39 en 1967 (au plus fort du Welfare State) à 0,46 en 2000, puis 0,47 en 2006, mais plutôt pour répondre à la publication d’indices Gini « sauvages ». Par exemple, le Centre d'enquête et de recherche sur les revenus des ménages dépendant de la banque centrale chinoise avait pour sa part calculé pour 2010 un coefficient de 0,61, ce qui en ferait un des pays les plus inégalitaires du monde à égalité avec la Centrafrique (0,613) et au-dessus du Botswana (0,605). Interrogé par I'AFP sur la différence avec le chiffre officieI de 0,474, le directeur Gan Li du Centre a dit espérer « que le BNS rendra public l'ensemble de sa méthode d'enquête et des données collectées, afin que les gens puissent connaître la réalité de la situation en Chine ». Il convient donc, de s'assurer de l'objectivité, de l'origine de chaque indice Gini avant d'en tirer des conclusions hâtives.

Cela dit, ces faiblesses méthodologiques peuvent aussi bien aller dans un sens comme dans l’autre, mais n’empêchent pas une comparaison sur des bases semblables. Celui-ci, en mesurant le degré des inégalités de presque tous les pays de la planète sur une échelle commune allant de 0 à 1, donne en effet bien mieux que le PIB par habitant le bien-être économique d’une société. Il permet d’éviter les moyennes peu représentatives de la majeure partie de la population, à l’exemple du revenu moyen par habitant. Il n’est pas influencé par la richesse ou la taille du pays et permet donc des comparaisons et observations dans le temps. Ainsi, en Europe les trois pays les plus égalitaires seraient la Hongrie accompagnée de la Suède et de l’Autriche avec un coefficient Gini de 0,25, puis suivent deux autres pays du nord de l’Europe, la Finlande (0,26) et le Danemark (0,27). Mais, d’une manière générale, les inégalités se sont accrues dans les pays les plus égalitaires, à commencer par le Danemark, qui est passé de 0,24 en 2005 à 0,27 en 2009. D’autres pays comme la France (0,27 à 0,30), l’Allemagne (0,26 à 0,29), le Royaume-Uni et l’Espagne (0,32 à 0,34) sont aussi devenus plus inégalitaires. Néanmoins, avec une ampleur plus faible, si on les compare aux anciens pays du bloc de l’Est qui, de coefficients de Gini peu élevés (de 0,2 en montant) sous le socialisme, ont aujourd’hui des coefficients au-dessus de 0,3, comme la Pologne avec un coefficient de Gini de 0,31, la Bulgarie de 0,33, la Roumanie de 0,35 ou encore la Lettonie à 0,36. Ainsi, à travers ce prisme d’analyse, on constate que les inégalités de revenus auraient passablement augmenté au sein même des pays les plus égalitaires ce qui correspond à la période de la mise au pas néolibérale et de sa mondialisation. Aujourd’hui, les 1 % d’Américains les plus riches s’accaparent 20 % des revenus, quand les 50 % ayant les revenus les plus faibles n’en captent que 13 %. Des données qui dérangent aussi dans la Chine de Deng, où à l'heure actuelle, nous dit-on, même l'existence de milliardaires n'a plus rien d'extraordinaire. 

Est-ce à cela que, le porte-parole du Bureau national des Statistiques, Ma Jiantang faisait allusion quand il mentionnait que l’indice Gini élevé poussait son pays à « accélérer la mise en oeuvre du projet de réforme de la distribution des revenus afin de réduire les disparités »? Voulait-il dire que la Chine atteint le point où les gains économiques ne peuvent plus compenser les pertes en matière d’égalité sociale? La Chine de Deng Xiaoping découvre-t-elle subitement que le bien sociale ne peut être le fruit des préférences individuelles? Mais, c’est le même Deng qui avait pensé dans un autre temps qu’il était possible de traiter « les maladies socialistes » que par la propriété privée et le contrôle capitaliste d’État. Or, quand n’est-il aujourd’hui de la réponse au développement forcené du capitalisme chinois? Le gouvernement chinois pense-t-il que la régulation publique est le seul remède à la dérégulation, la privatisation, la flexibilité, la précarité, soit les éléments clés de l’économie néolibérale? Il est vrai que la régulation étatique fonctionne souvent comme le remède par défaut aux dysfonctionnements du capitalisme. On sait qu’à une époque pas si lointaine dans les pays occidentaux, c’est l’État-providence qui a fait figure de solution efficace pour une régulation du capitalisme relativement à l’inégalité économique et à l’accroissement des inégalités. Mais ce modèle de régulation par l’État a perdu toute son efficacité dans le passage d’une économie keynésienne à une économie néolibérale. Car l’État-providence est devenu néolibéral, et cela, au coeur même des pays scandinaves. Toutefois, quand l’échec du néolibéralisme devient évident plus ou moins les mêmes se tournent vers une forme de contrôle gouvernemental de l’économie (le retour vers le socialisme égalitaire étant exclu).

La question qu’on doit se poser, s’il n’est plus de mise de penser réellement à une réforme de nature keynésienne ou socialiste comme remèdes aux inégalités causés par le néolibéralisme et le capitalisme non réglementé. Que peut faire la Chine? Considérant que l’objectif affiché du gouvernement chinois est de promouvoir la réduction des disparités, et non plus la croissance du PIB. Quelques chiffres pour expliquer ces disparités en matière de croissance du PIB. La Chine occupe le deuxième rang mondial devant le Japon et derrière les États-Unis pour le produit intérieur brut nominal, mais le quatre-vingt-treizième rang pour le PIB par habitant alors que les États-Unis occupent le neuvième rang et le Japon, le seizième rang (liste 2010 du FMI). Avec un tel écart entre le PIB nominal et le PIB par habitant, on peut comprendre qu’en Chine la richesse s’accumule aux mains d’un petit nombre, ce qui accroît évidemment les inégalités sociales, et confirme que le néolibéralisme n’est pas à même de fournir un schéma qui stimule et organise la production de richesse pour l’ensemble de la société. Par exemple, de 1997 à 2007 la part du revenu des ménages dans la répartition du revenu national a diminué de plus de 10 %, passant de 68 % à 57,5 %. Ce qui rejoint en tout point un des fameux slogans de Deng : « Il faut permettre à certains de s’enrichir avant les autres. » Et d’aucuns s’enrichirent manifestement avant les autres. En mars 2013 le magazine Forbes dressait la liste des quatre-vingt-dix-neuf milliardaires chinois sans compter les trente-huit milliardaires de Hong Kong qui ont leur propre liste. C’est dans ce contexte désormais que doit être resitué un autre célèbre slogan de Deng : « Devenir riches est glorieux! » Il s’ensuit que la richesse, selon cette conception, ne peut prétendre profiter à l’ensemble de la société. 

A contrario, le type de distribution encourageant la croissance de la richesse commune existe depuis plus de quatre-vingts ans dans les pays scandinaves. Ce qui se reflète dans leur classement du PIB par habitant. Ainsi, les trois pays scandinaves, la Suède, la Norvège, et le Danemark se classent respectivement au niveau du PIB mondial au vingt et unième rang pour la Suède, au vingt-cinquième rang pour la Norvège et au trente-deuxième rang pour le Danemark. Par contre, au niveau du PIB (nominal) par habitant, c’est là que le modèle social-démocrate prend tout son sens, car la Norvège se classe au deuxième rang, le Danemark au sixième rang et la Suède au huitième rang (liste 2010 du FMI). On voit bien que non seulement la distribution de richesse n’empêche pas d’en créer, mais au contraire y contribue; elle augmente le bien-être économique total d’une société. Du reste, le rapprochement des 2 PIB confirme qu’aucun pays développé n’est d’abord devenu riche avant de redistribuer les fruits de son essor, à l’exemple du New Deal aux États-Unis. En effet, la création de richesses ne se fait pas que par la hausse constante du PIB, mais aussi par un développement des services publics et des droits sociaux. Mais si la régulation — la relation positive entre la richesse et son partage — de l’économie par l’État a pu malgré le néolibéralisme rester fonctionnelle dans les pays scandinaves, c’est que cette régulation étatique ne met pas fin à la subordination de l’État à l’économie et ne modifie pas le fait que les services relèvent de l’économie monétaire et du marché. Cependant, ce type d’État-providence a tenté de limiter le caractère marchand des services en prenant en charge en partie ou complètement l’accessibilité pour tous (riches comme pauvres) à ces services, éducation et santé notamment, mais aussi par des droits sociaux comme les lois du travail, l’assurance-emploi, les pensions de retraite, etc. Toutefois, que l’État, dans le capitalisme, fournisse aux plus pauvres comme aux plus riches des services relativement égaux, qui leur permettent de ne pas avoir à utiliser leurs revenus pour les obtenir, ne modifie pas le fait que ceux-ci soient créateurs de richesses, puisqu’ils sont monétarisés. Au final, avec un PIB même inférieur, un pays, qui distribue davantage ses richesses, fournira à ses citoyens davantage de bien-être et deviendra plus riche (collectivement) qu’une société qui partage moins. CQFD. Donc, la croissance de la richesse à venir en Chine passera-t-elle par un transfert des richesses glorieuses vers les ménages?