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lundi 23 avril 2012

Günter Grass, Israël et l’Iran



Dès lors, chaque fois qu'un pouvoir politique ou [et] religieux a cru appartenir à une civilisation "supérieure", cela s'est toujours traduit par les grands crimes d'État que furent la Traite, l'esclavage, les colonisations, le système des camps de concentration, les apartheids, les génocides ou les purifications ethniques qui aujourd'hui encore occupent la vie du monde.
Patrick Chamoiseau



Le dimanche 8 avril 2012, le ministre de l'Intérieur d’Israël Elie Yishai a déclaré « Günter Grass persona non grata en Israël » en ajoutant que « le poème de Günter est une tentative d'attiser les flammes de la haine contre l'État d'Israël et contre le peuple israélien ». Et il concluait : « Si Günter veut continuer à disséminer ses oeuvres déformées et mensongères, je lui conseille de le faire depuis l'Iran, où il trouvera un public qui le soutient ». 

Dernier épisode d’une histoire qui a commencé le 2 avril par la publication sous forme d’un poème dans lequel Günter Grass accuse Israël de menacer la paix mondiale. Ce texte en prose intitulé « Ce qui doit être dit » et paru dans le grand quotidien de Munich, le Süddeutsche Zeitung, a valu à son auteur d'être violemment accusé d'antisémitisme. Son « poème-éditorial » justement porte entre autres sur cette accusation d’antisémitisme à laquelle il savait ne pouvoir échapper. C’est à cette accusation grave qu’il faudrait s’attaquer en premier lieu, au lieu d’en lancer de nouvelles, fondées sur une lecture partisane du poème de Grass. Que dit donc ce poème, puisqu’il faut bien chercher sur quoi prétend reposer l’accusation maintenant courante d’antisémitisme dès l’instant qu’on prend position contre la politique israélienne :

Pourquoi me taire, pourquoi taire trop longtemps. Ce qui est manifeste, ce à quoi l'on s'est exercé dans des jeux de stratégie au terme desquels nous autres survivants sommes tout au plus des notes de bas de pages. 
C'est le droit affirmé à la première frappe susceptible d'effacer un peuple iranien soumis au joug d'une grande gueule qui le guide vers la liesse organisée, sous prétexte qu'on le soupçonne, dans sa zone de pouvoir, de construire une bombe atomique. 
Mais pourquoi est-ce que je m'interdis? De désigner par son nom cet autre pays. Dans lequel depuis des années, même si c'est en secret, on dispose d'un potentiel nucléaire en expansion, mais sans contrôle, parce qu'inaccessible à toute vérification? 
Le silence général sur cet état de fait silence auquel s'est soumis mon propre silence, pèse sur moi comme un mensonge une contrainte qui s'exerce sous peine de sanction en cas de transgression; le verdict d'"antisémitisme" est courant. 
Mais à présent, parce que de mon pays, régulièrement rattrapé par des crimes qui lui sont propres, sans pareils, et pour lesquels on lui demande des comptes, de ce pays-là, une fois de plus, selon la pure règle des affaires, quoiqu'en le présentant habilement comme une réparation, de ce pays, disais-je, Israël attend la livraison d'un autre sous-marin dont la spécialité est de pouvoir orienter des têtes explosives capables de tout réduire à néant en direction d'un lieu où l'on n'a pu prouver l'existence ne fût-ce que d'une seule bombe atomique, mais où la seule crainte veut avoir force de preuve, je dis ce qui doit être dit. 
Mais pourquoi me suis-je tu jusqu'ici? Parce que je pensais que mon origine, entachée d'une tare à tout jamais ineffaçable, m’interdit de suspecter de ce fait, comme d'une vérité avérée, le pays d'Israël, auquel je suis lié et veux rester lié. 
Pourquoi ai-je attendu ce jour pour le dire, vieilli, et de ma dernière encre : la puissance atomique d'Israël menace une paix du monde déjà fragile? Parce qu'il faut dire, ce qui, dit demain, pourrait déjà l'être trop tard : et aussi parce que nous — Allemands, qui en avons bien assez comme cela sur la conscience — pourrions fournir l'arme d'un crime prévisible, raison pour laquelle aucun des subterfuges habituels n'effacerait notre complicité. 
Et admettons-le : je ne me tais plus, parce que je suis las de l'hypocrisie de l'Occident; il faut en outre espérer que beaucoup puissent se libérer du silence, et inviter aussi celui qui fait peser cette menace flagrante à renoncer à la violence qu'ils réclament pareillement un contrôle permanent et sans entraves du potentiel nucléaire israélien et des installations nucléaires iraniennes exercé par une instance internationale et accepté par les gouvernements des deux pays. 
C'est la seule manière dont nous puissions les aider tous, Israéliens, Palestiniens, plus encore, tous ceux qui, dans cette région occupée par le délire vivent côte à côte en ennemis. Et puis aussi, au bout du compte, nous aider nous-mêmes. (Günter Grass Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Le Monde.fr).

Où est l’antisémitisme, où peut-il bien être? On lit, on cherche. Est-ce le fait qu’il dénonce un « prétendu droit d’Israël à attaquer le premier »? D’accord, il est allemand, il a admis avoir fait partie des Waffen SS dans sa jeunesse et il ne s’identifie pas à la politique sioniste de l’État d’Israël (un pléonasme, sans aucun doute). Mais que dire d’un juif qui n’est pas israélien, ni sioniste? Que dire d’un juif résistant à l’identification avec l’État d’Israël, et refusant de voir en celui-ci son vrai foyer? Serait-il à son tour accusé d’antisémitisme par manque de ferveur sioniste? À en croire John Baird, le ministre des Affaires étrangères du Canada qui a déclaré que son pays « ne se tient pas derrière Israël, mais à ses côtés. Israël n’a pas de meilleur ami au monde que le Canada ». Le ministre s’exprimait ainsi à la douzième conférence d’Hertzlya, estimant par ailleurs que « la volonté de délégitimer et de diaboliser Israël était une nouvelle forme d’antisémitisme ». N’est-ce pas une forme subtile d’antisémitisme que de refuser à un juif ou à un non-juif d’ailleurs, le droit d’être révolté par rapport à la politique de l’État Israël, alors que ce type de révolte est admis et même vénéré lorsqu’il s’agit d’autres États (comme ceux, par exemple, des pays de l’Est)? Est-il vraiment raisonnable au nom de la lutte contre l’antisémitisme de pratiquer ce qu’il faut bien appeler l’« antisémitisme sioniste » comme le ministre Baird? Si la réponse est positive. Alors, il n’y a rien d’étonnant à ce que Grass soit qualifié d’antisémite du reste lui-même, en parlant de briser son propre silence, savait que « le verdict d'antisémitisme tombera automatiquement » sur qui le romprait.

Grass a dit ce qui doit être dit, et le poème ne cesse de le clamer, de la façon la plus simple et la plus évidente. Le crime qui se prépare contre l’Iran pourrait mener à « l'éradication du peuple iranien ». Il appelle les Allemands, « déjà suffisamment accablés par des crimes qui leur sont propres », à ne pas devenir complices d'un « crime prévisible » en fournissant des armes de destruction massive. Il y mentionne plus particulièrement la livraison d’un super sous-marin, le Dolphin INS Tanin équipé de missiles de croisière de 1500 km de portée, munis d’ogives nucléaires de 200 kilotonnes, qui vient renforcer, nous dit-on, la flotte d’Israël. Il dénonce donc l’Allemagne qui sous prétexte d’une dette infinie à l’égard des Juifs est prête à participer à la destruction de l’Iran. Il dénonce la loi du silence autour de l’arsenal nucléaire israélien qui par le fait même n’existant pas est officiellement soustrait à tout contrôle international. La duplicité de la communauté internationale est totale, car alors qu’une seule bombe atomique iranienne purement virtuelle lui donne des sueurs froides, l’arsenal nucléaire israélien ne suscite aucune angoisse. 

Bénéficiant de clauses dérogatoires au droit commun, l’arsenal nucléaire israélien plane comme une épée de Damoclès au-dessus du Proche-Orient et notamment ces temps-ci au-dessus de l’Iran. Car les puissances occidentales ont beau prêter de coupables desseins à l’Iran tout en accordant leur approbation tacite à l’État hébreu, la réalité demeure : les missiles sont en Israël et les cibles en Iran (cela rappelle l’épisode des missiles Perching en Europe). Et comble d’hypocrisie, c’est à l’Iran dont la disparition est constamment à l’ordre du jour que les puissances occidentales demandent des garanties. Une étrange médiation concernant le programme nucléaire iranien fut ainsi confiée aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU (États-Unis, Chine, Russie, France, Royaume-Uni) plus l’Allemagne (G5+1) dont le parti pris maintenant n’est plus un secret pour personne. Ainsi, le 14 avril s’ouvrait à Istanbul, Turquie, un nouveau cycle de pourparlers entre l’Iran et le groupe 5+1 à la suite duquel ils ont décidé de se retrouver le 23 mai à Bagdad, Irak, pour fixer un cadre de négociations. Le processus de négociations portera comme à l’accoutumée sur le nucléaire, Téhéran réaffirmant son droit à l’enrichissement de l’uranium, ses interlocuteurs prétendant qu’il cherche en réalité à acquérir l’arme nucléaire et Téhéran réfutant leurs affirmations, en disant qu’en tant que membre de l’Agence internationale de l’énergie atomique, et signataire du traité de non-prolifération des armes nucléaires, il a parfaitement le droit à un usage pacifique de l’énergie nucléaire. Le dialogue de sourds va se perpétué puisque le seul problème abordé c’est le nucléaire iranien et jamais le nucléaire israélien, et pourtant Israël, puissance nucléaire « sauvage », non membre du TNP, et qui a largement de quoi dissuader l'Iran — les estimations de l'arsenal israélien vont de 75 à quelques 200 têtes nucléaires nous dit-on. 

Mais pourquoi avoir ajouté l’Allemagne au groupe des cinq? Est-ce à cause de cette dette infinie, de cette réparation que l’Allemagne a à l’égard des Juifs dont nous parle Grass? Mais qu’est-ce cette réparation en réaction à l'émotion du judéocide qui considère le sionisme puis l’État d’Israël comme une réponse appropriée? Pourquoi faire payer aux Palestiniens, aux Libanais, aux Irakiens, et bientôt aux Iraniens l’inoubliable génocide allemand? C’est là que l’injustice commence aussi bien que les actes de violence par rapport à l’ensemble du monde arabe qui singulièrement n’y a pas trempé. Que l’Allemagne responsable hier du plus grand génocide juif de l’histoire participe à la continuation, à l’extension du sionisme et à la désarabilisation de la Palestine est visiblement le gage d’une « pureté historique retrouvée » auprès des cinq membres du Conseil de sécurité de l'ONU. Bref, il était déjà pénible que l’holocauste serve à justifier le mouvement sioniste, il sanctifie maintenant la politique guerrière israélienne contre l’Iran.  

Cependant aujourd’hui il ne s'agit pas de l'histoire de l'Allemagne. Il s'agit du présent d’une guerre annoncée. Le débat porte sur Israël. Et sur le fait qu'Israël prépare une guerre préventive contre l'Iran, une guerre qui peut plonger le monde dans l'abîme. Le chef du Mossad, Tamir Pardo, est allé au début du mois de février aux États-Unis afin d'évoquer la préoccupation d'Israël face au programme nucléaire iranien et sonder la réaction de Washington en cas d'attaque préventive contre la République islamique. Le directeur national du renseignement (DNI) des États-Unis, James Clapper, se rendait fin février en Israël pour évoquer le dossier iranien, sur fond de rumeurs concernant une éventuelle attaque israélienne contre les installations nucléaires de Téhéran. Tandis que le premier ministre d’Israël, Benjamin Nétanyahou s’est rendu spécialement début mars au Canada et aux États-Unis pour parler publiquement d’une opération militaire préventive contre l'Iran, mais sans que cela émeuve grand monde comme si tout cela était naturelle. Pourtant, on nous dit qu’une puissante attaque militaire qui fera nécessairement appel à l'arme nucléaire est en cours de préparation contre l'Iran. Il semble que l'heure depuis longtemps annoncée ait sonné pour la mise en condition des opinions publiques en vue d'une intervention en Iran. Au départ israélienne, l’intervention préventive est maintenant une stratégie américano-anglaise, acceptée par les autres. Les consultations entre Washington, Paris, et Berlin sont permanentes. Contrairement à l’invasion de l’Irak, qui fut refusée par la France et l’Allemagne au plan diplomatique, Washington a obtenu un consensus au sein de l’OTAN. Ce consensus concerne également une guerre nucléaire qui pourrait affecter, nous dit-on, une grande partie du Proche-Orient et de l’Asie centrale. De plus, un certain nombre de pays arabes limitrophes sont aujourd’hui des partenaires tacites du projet militaire américano-anglais et israélien. Avec les risques d’une riposte iranienne, les frappes sur l'Iran relèveront de bombardements prolongés, et pas d'une opération « chirurgicale » sur des sites nucléaires afin d’empêcher l’Iran de fabriquer des armes nucléaires. Les frappes devront être massives et utiliser des armes nucléaires tactiques. La mise en condition des opinions publiques devra donc être efficace, car c’est une guerre à millions de morts.  

Günter Grass a raison, on nous mène à la guerre nucléaire et l’opinion mondiale se tait terrorisée par les accusations possibles d’antisémitisme.