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mercredi 15 avril 2015

Bête et islamophobe

Avant propos

Le simple fait de s’interroger sur le contenu de Charlie Hebdo ne doit pas être interprété comme une quelconque justification de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Aussi que l’on puisse imaginer que nous cautionnons ou légitimons ce qu’il s’est passé le 7 janvier 2015 serait consternant.

Les caricatures de Charlie Hebdo sont présentées à titre de documents et non pour leur qualité, leur pertinence ou leur drôlerie.



Philippe Val et Caroline Fourest et au centre le Prophète le  plus aimé...
L’écrivain français Michel Houellebecq était en Allemagne, à Cologne ce lundi 19 janvier, pour présenter son roman Soumission. À cette occasion, il s’est défendu à nouveau d’avoir écrit un livre islamophobe, mais a estimé qu’on en avait le droit, se faisant ainsi l’apôtre d’une liberté d’expression absolue. « Le début de mes interviews sur Soumission a été pénible, car j’ai eu le sentiment de répéter en boucle : mon livre n’est pas islamophobe », a expliqué l’auteur. Après les attaques terroristes qui ont fait 17 victimes en France, Houellebecq estime qu’elles risquent d’être « encore plus pénibles » car il va devoir répéter « 1) que le livre n’est pas islamophobe, et 2) qu’on a parfaitement le droit d’écrire un livre islamophobe ». Il n’est pas islamophobe, son livre n’est pas islamophobe certes, mais néanmoins il surfe sur la vague de l’islamophobie au nom même de la liberté d’expression, une valeur « non négociable » et « intangible » rappelle la ministre de la Culture Fleur Pellerin. Or on sait aujourd’hui à quel point la liberté d’expression en France selon qu’on est musulman ou juif est à géométrie variable. Elle témoigne d’une asymétrie persistante dans les régimes de prise de parole et leur condamnation. Ainsi et à bon droit si la judéophobie est bannie de l’espace public, c’est à tort qu’on laisse l’islamophobie la plus brutale s’exprimer en couverture des hebdos ou chez des écrivains ou des caricaturistes en vue au nom de la liberté d’expression absolue. Que son exemple n’ait pas contribué à condamner l’islamophobie est impardonnable. Car si l’on retourne quelque temps en arrière la montée de la judéophobie en France avait été également accompagnée de textes, de caricatures, etc., à l’égard des juifs plutôt infâmes. Giorgio Agamben dans un entretien à Télérama après le choc de Charlie faisait remarquer : « Notre solidarité avec Charlie Hebdo ne devrait pas nous empêcher de voir que le fait de représenter de façon caricaturale l’Arabe comme un type physique parfaitement reconnaissable rappelle ce que faisait la presse antisémite sous le nazisme, où on avait forgé dans le même sens un type physique du juif. Si aujourd’hui on appliquait ce traitement aux juifs, ça ferait scandale ». Ainsi l’antagonisme entre une judéophobie hautement condamnable et une islamophobie utilisée tactiquement relève une tendance désormais habituelle en France du « deux poids, deux mesures » qui conduit à hiérarchiser deux formes de racisme selon qu’on est juif ou musulman. 

Cependant, cette logique du deux poids, deux mesures n’est pas réservées qu’à sa forme raciste ; elle touche aussi la liberté d’expression et le « mieux vaut se taire », car il y a cette peur de se faire traiter d’antisémite. Dans la classe politique française, parmi les journalistes et chez nombre de leurs concitoyens, elle est devenue une sorte « d’autocensure » qu’elle paraît parfois presque inconsciente. On peut donner comme exemple notable le conflit israélo-palestinien qui pendant toutes ces années a désigné comme « acte antisémite » toute action de solidarité avec la Palestine. Le cas le plus célèbre est sûrement celui d’Edgar Morin accusé d’antisémitisme après avoir écrit un article « Israël-Palestine : le cancer » dans Le Monde du 4 juin 2002. Beaucoup d’autres, mais pas toujours pour les mêmes motifs sont tombés sous l’accusation d’antisémitisme comme Daniel Mermet, Pascal Boniface, Jacques Bouveresse, Charles Enderlin, Pierre Bourdieu, Didier Porte… la liste est loin d’être exhaustive. Derrière cette charge contre toute pensée critique d’Israël car pro-Palestine ou plus largement contre toute dénonciation des politiques bellicistes menées au nom de la guerre ou de la lutte mondiale contre le terrorisme, on retrouve le plus souvent Bernard-Henri Levy (dit BHL) et « ses disciples » dont voici, avec les précautions d’usage, quelques noms inspirants comme Alain Finkielkraut, Ivan Rioufol, Alexandre Adler, Philippe Val, Caroline Fourest, et plus récemment Michel Houellebecq, Manuel Valls. Ceux-ci cherchant à imposer une orthodoxie judéophile islamophobe en établissant une relation directe entre l’islam et l’antisémitisme. L’outil majeur de leur enrôlement sera donc l’antisémitisme. L’exemple le plus éloquent concerne « l’affaire Siné » fondée sur une accusation d’antisémitisme à l’encontre de Siné, dessinateur historique de Charlie Hebdo et de son renvoi par le directeur de l’époque, Philippe Val. Ce renvoi donna le branle duquel s’ensuivit une controverse, car de nombreux intellectuels français prirent parti pour Siné contre les penseurs, chroniqueurs patentés (voir la liste ci-dessus) qui profitèrent, par contre, vu leur position prédominante dans les médias mainstream, pour mêler plusieurs thèmes, dont ceux de l’antisémitisme et son intériorisation — et de l’islamophile devenue antisémite —, mais aussi des rapports présumés de l’antisémitisme avec l’antisionisme et la critique de l’État d’Israël faisant ainsi grossièrement des opposants les « successeurs du nazisme ». Voilà en résumé dans quel contexte il faut situer la prégnance de l’antisémitisme et son instrumentalisation et finalement sa banalisation.

Derrière l’acharnement à vouloir « nazifier » les adversaires, on retrouve donc souvent les mêmes. Cette imputation d’antisémitisme, c’est-à-dire « la nazification de l’islam » — et de son envers, la judéophilie — a créé les conditions d’un glissement insidieux et éminemment dangereux de par la notion de « fascisme islamique » qui lui est attachée. À la suite des attentats, cette notion a d’ailleurs été employée par le premier ministre de France Manuel Valls : « Pour combattre cet islamo-fascisme, puisque c’est ainsi qu’il faut le nommer, l’unité doit être notre force. Il ne faut céder ni à la peur ni à la division. Mais il faut en même temps poser tous les problèmes : combattre le terrorisme, mobiliser la société autour de la laïcité, combattre l’antisémitisme (...) Il faut désormais une rupture. Il faut que l’islam de France assume, qu’il prenne totalement ses responsabilités, c’est ce que demandent d’ailleurs l’immense majorité de nos compatriotes musulmans. » Il est quand même assez surprenant de voir, dans une République laïque, le gouvernement recourir au communautarisme en distinguant les musulmans des autres citoyens. La population musulmane de France se retrouve piégée dans une assignation identitaire religieuse et une instrumentalisation qui fait d’elle une population à risque, par le biais d’un « islam nazifié ». Islamophobie et antisémitisme sont ainsi intimement associés par un État ouvertement partisan. Et comme il faut faire rentrer les frères Kouachi dans ce vaste fourre-tout islamophobe et judéophobe Valls déploie des trésors de rhétorique pour « sémitiser » la tuerie à Charlie Hebdo. Récemment encore, après les attentats, Valls déclarait, devant l’Assemblée nationale, « Il faudrait un jour en France que les juifs n’aient plus peur et les musulmans plus honte. » Peur et honte de quoi ? L’islamophobie aujourd’hui portée par l’État a pour pendant une obsession judéophile associée à l’alliance avec Israël et contre le nationalisme arabe (dernière victime en date, la Syrie). Ainsi d’amalgames en formules à l’emporte-pièce, nous voilà replongés en pleine doctrine Eisenhower, excepté que la menace communiste est remplacée par la menace islamiste. De l’islamophobie que l’on peut qualifier de « normale », on arrive à la construction de cet « islamo-fascisme », chef-d’œuvre du choc des civilisations. 

Comment situer Charlie Hebdo dans ce contexte islamophobe ? Avec Philippe Val, « quelque chose » s’est répandu à Charlie Hebdo concernant les musulmans. Quand Charlie Hebdo en 2006 publie par solidarité les 12 caricatures du Prophète Mahomet reprises du journal danois Jyllands-Posten, on pouvait encore penser que cela s’inscrivait dans une certaine continuité avec Hara-Kiri, journal bête et méchant, et le premier Charlie Hebdo, celui des années 1970, et le caractère anticlérical et irréligieux. Mais on est bien obligé après-coup de constater que l’irréligion prenait l’Islam comme cible privilégiée. Une certaine islamophobie s’était emparée du journal satirique qui produisait désormais à la chaîne des caricatures de plus en plus lourde en cette matière (par exemple, fin 2011 avait été publier un numéro titré « Charia Hebdo »). 

Un Exemple de caricatures publiées.



Charlie Hebdo participe des multiples manifestations islamophobes qui se sont cumulées ces dernières années avec une spécialité, si l’on peut dire, l’assimilation des musulmans à leur islamité. Autrement dit, les musulmans de France, comme se plait à le dire Manuel Valls, sont confrontés à un phénomène de réislamisation, avivé par l’islamophobie ainsi que par la duplicité de l’élite politico-médiatique française (il n’y a qu’à penser au renversement de Kadhafi et à la montée de l’islamisme en Libye). Dans cette réislamisation non seulement on construit une image — à coup de caricatures et autres — du musulman sous les traits de l’arriération et du fanatisme, non seulement il se convainc d’être coupable de ce dont il est caricaturé, mais il se voit dans le même temps sommé de se désolidariser publiquement en temps que musulman de cette réislamisation, ce qui suppose une solidarité cachée entre cette dernière et lui. Ainsi, on construit l’image de l’ennemi intérieur pour ensuite persuader la victime de se reconnaître dans cette image.

Charlie Hebdo a bien participé, en élargissant à tous les musulmans les caractéristiques de certains de ses membres islamisés, à la stigmatisation collective. Mais, quelles que fussent les prises de position de Charlie Hebdo, rien ne saurait évidemment justifier l’attentat du mercredi 7 janvier. Il s’agissait plutôt de comprendre les facteurs qui ont rendu possible l’impensable tuerie. Cependant, l’attentat contre ce dernier ne peut être ramené à ces seuls facteurs. L’attaque du journal satirique est un acte terroriste, un surgissement imprévisible que ni Charlie Hebdo ni les autorités ne pouvaient anticiper, car brusque et soudaine. Cette soudaineté caractérise l’attentat lui-même. C’est la soudaine disproportion née du déséquilibre entre islam et le fanatisme religieux qui anime les frères Kouachi lorsqu’ils considèrent que de dézinguer l’islam à coups de crayon reste l’affaire la plus grave, plus grave que d’assassiner toute une rédaction. Les caricatures du Prophète Mahomet les obsèdent au point d’impulser une envie d’en finir. L’un des frères Kouachi se serait ainsi félicité d’avoir « vengé le Prophète ». C’est aussi à l’évidence tout le contexte islamophobe présent qui les envahit, qui les submergea brusquement, jusqu’à commettre l’irréparable. 

Ce qui nous intéressait dans ce drame, c’est encore le modèle récurrent de la création d’un ennemi intérieur (ici le musulman inassimilable) — modèle qui est analogue à celui de la construction du juif ou si on remonte plus loin dans le temps de l’hérétique.

Pour finir un clin d’œil. 

L’ouverture à laquelle vous avez échappé 


Lieberman et ses partisans